Les musulman·e·s de l'ombre

La marche des femmes à San Francisco le 21 janvier, 2017. Photo autorisée de Sahar Habib Ghazi.

L’article d'origine a été publié en anglais le 2 juin 2017.

[Sauf mention contraire tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

Permettez-moi de vous ramener à la marche des femmes de janvier dernier à San Francisco. J'y étais avec une voisine et proche amie. Je lui confie ma fille de 4 ans, et elle me confie les siens; c'est mon roc.

Une minute nous scandions des slogans pour les droits des femmes. La minute suivante nous chantons pour les droits des personnes trans. Nous baignons dans une mer de parapluies et de personnes, certain·e·s arborant l'image iconique d'une hijabi enveloppée dans le drapeau américain, d'autres chantant des slogans contre l'islamophobie. Mon amie me regarda et me dit, « Tu n'as pas à t'occuper de cela, d'accord ? », « Pourquoi, ne suis-je pas musulmane ? » demandais-je.

J'ai déjà eu cette conversation. Les gens avec qui je travaille, ou ceux qui me connaissent depuis des années, me différencient, moi la Sahar qu'ils connaissent, de la perception générale “des musulmans” construite dans leur imagination.

Ils me dé-musulmanisent.

Le monde compte 1,7 milliard de musulman·e·s [fr]. Nous ne nous ressemblons pas tous·tes. Nous pratiquons différemment notre religion. Nous nous identifions différemment au fait d'être musulman·e. Mais d'une certaine manière nous sommes tous·tes emballé·e·s dans la même boite. Une boite si bien faite dans notre imaginaire collectif que lorsque des musulman·e·s comme moi n'y entrent pas, nous sommes dé-musulmanisé·e·s.

Être démusulmanisé·e

Je ne suis pas la seule dans ce cas. C'est même arrivé au poète ayant le plus de succès en Amérique : Rumi. Quelles images vous viennent à l'esprit lorsque vous pensez à lui ? L'amour ? La paix ?

Jalaluddin Rumi était un prédicateur et un érudit musulman orthodoxe, lorsqu'il avait mon âge. L'Islam, le Coran et le prophète Mahomet étaient au cœur de sa poésie jusqu'à sa mort. Mais la religion de Rumi et les traductions les plus populaires de sa poésie ont été effacées de l’imaginaire occidental.

Cet effacement constitue une part essentielle de l'histoire des 1,7 milliard de musulman·e·s dans le monde.

Il y a également les clichés réducteurs qui ont dominé les livres occidentaux pendant des siècles au détriment des musulman·e·s. Cette imagerie séduisante se définit par des hommes bizarres que vous devez craindre et les femmes étranges que vous devez sauver. Le révolutionnaire Edward Saïd, spécialiste palestino-américain a déconstruit l'histoire [fr] derrière ces images dans les années 1970. Mais ces images sont toujours d'actualité. Nos politicien·e·s, l'industrie de l'information et Hollywood continuent tous·tes à les perpétuer.

Prenez le film de 1998 The Siege, où des hommes arabes américains sont litéralement rassemblés dans un camp d'internement à New York. Sur la droite, vous verrez Denzel Washington avec le méchant et dangereux musulman en haut et en bas le bon musulman patriote agent du FBI.

Captures d'écran du film de 1998 The Siege.

Je travaille dans l'industrie de l'information depuis 13 ans, et j'ai vu ce puissant récit imparfait dominer nos flux d'informations.

Ce récit occulte le fait que neuf femmes musulmanes ont dirigé leur pays au cours des trois dernières décennies, alors que les États-Unis n'ont même pas pu élire leur première véritable candidate à la présidence en 2016.

Ce récit ne reconnaît pas que les femmes musulmanes françaises empêchées de porter leur hijab dans les lieux publics et les saoudiennes musulmanes obligées par leur gouvernement de couvrir leur corps, sont deux aspects d'une même réalité : l'exercice du « contrôle » d'un puissant groupe sur « l'autre ».

Ce récit puissant sous-estime les femmes musulmanes dirigeantes de mouvements pour le changement. Il ignore que les premières prières musulmanes sur le sol américain ont été récitées par des Africain·e·s amené·e·s ici sur des bateaux d'esclaves. Il occulte l'existence des musulman·e·s queer.

Ce récit a capté notre imaginaire collectif de façon si profonde et si inexacte que les hommes et les enfants sikhs font souvent l'objet d'attaques et d'intimidations anti-musulmanes.

En raison des histoires que nous racontons, et de la manière dont nous le faisons, l'islamophobie aujourd'hui, ce n'est pas seulement la peur de l'Islam, de la religion, c'est la peur de « l'autre ».

Faire partie des 1,7 milliard

Dans l'industrie de l'information, nous ne nous contentons pas de raconter des histoires basées sur des faits. Ou des faits alternatifs. Nous construisons aussi des récits qui vous aident à vous forger une opinion sensée du monde. Et mon industrie a échoué de façon spectaculaire dans sa tentative de saisir le récit de ces 1,7 milliard.

Et nous avons subi ces échecs ici, où 7 millions de musulman·e·s constituent le groupe religieux le plus « diversifié » d'Amérique. Les afro-américain·e·s constituent environ un tiers de la population musulmane totale. Six musulman·e·s américain·e·s sur dix sont des immigrant·e·s de la première génération originaires de 77 pays.

Les parents de l'auteur en 1976, à New York. Usage autorisé.

Quarante ans auparavant, mes parents immigrants sont arrivés à New York pour vivre leur rêve américain. Ma mère commercialisait ses premières créations de bijoux sur la Cinquième Avenue, et mon père a travaillé dur dans les gratte-ciel de New York; des gratte-ciel conçus par un ingénieur en structure bangladais, un musulman américain, nommé Fazlur Rahman Khan. À l'époque où Khan réimaginait les lignes d'horizon du monde, mes parents étaient musulmans et américains, sans aucune réserve.

Mais suis-je maintenant résolumment musulmane et américaine ? Parfois, quand les gens me demandent pourquoi je ne mange pas de porc, au lieu de sortir mes recettes musulmanes ou mon Coran de poche que tous les musulman·e·s ont sur eux, Je dis “par respect pour Peppa Pig [fr]”.

Je plaisante, nous ne sortons pas tous·tes avec des corans de poche. Nous n'avons pas besoin d'être des expert·e·s en théologie pour être “musulman·e·s” ou pour être presque toujours sélectionné·e·s pour des contrôles de sécurité supplémentaires à l'aéroport. Il y a des centaines d'érudit·e·s et de militant·e·s musulman·e·s, et d'activistes interconfessionnel·le·s qui essaient de combattre les mensonges omniprésents sur l'Islam.

Ces mensonges sont produits par une machine islamophobe bien huilée avec des bailleurs, des groupes de réflexion, et des expert·e·s en désinformation qui se sont emparés de notre image déjà erronée de ce qu'est un·e musulman·e, de ce qu'est l'Islam, et l'ont facilement manipulée.

En raison des histoires que nous racontons, et de la façon dont nous les rapportons, l'islamophobie est plus qu'un étranger ôtant le hijab d'une femme. Ou la carte horrifiante ci-dessous des attaques de mosquées aux États-Unis.

Capture d'écran du site web de l'ACLU.

L'islamophobie sous ses pires formes s'attaque à notre appartenance. Elle s'attaque à notre identité si vaste, si variée et si intersectionnelle qu'elle ne peut pas tenir dans une boîte.

Photo de l’auteur en classe de maternelle en 1986. Usage autorisé.

Laissez-moi vous expliquer. Je suis née musulmane, mais cela s'est fait dans mon imagination, à l'âge de 4 ans, dans une mosquée de fortune au sous-sol d'une église presbytérienne à New York.

Lorsque les spécialistes des sciences sociales décrivent la vie religieuse, ils font référence aux trois mots : croyance, comportement et appartenance. Ma croyance et mon comportement musulmans ne sont peut-être pas toujours visibles, mais ils sont là. Peut-être que mon amie, ma voisine et solide soutien, verrait que je suis musulmane si elle pouvait voir à travers les 15 mètres de béton et d'air qui séparent nos maisons. Elle pourrait voir mon rituel nocturne sur ma fille, bercée dans le creux de mon bras, lui murmurant les versets arabes de protection scellant le Coran appelés les Qouls. En les répétant trois fois chacune. En demandant à Dieu de la protéger du mal qui peut être visible ou invisible.

Ma croyance musulmane n'est peut-être pas toujours visible, mais mon appartenance musulmane fait toujours partie de mon ombre.

La grand-mère de l'auteure a remporté un concours Ikebana à Karachi, pose avec ses sœurs dans les années 1960. Usage autorisé.

L'appartenance est l'image de ma grand-mère maternelle avec ses sœurs ; elle a remporté un concours d'art floral il y a plusieurs décennies à Karachi. C'est l'image d'elle que je vois en ce moment, lorsque je ferme les yeux: Nano, entourée de ses toiles finies et inachevées de saints soufis peints; et un Coran fortement marqué d’un signet, un livre de cent quatorze chapitres qu'elle connaît pratiquement par cœur. Être musulmane, c'est réciter les prières qu'elle me dit de dire quand je passe une journée difficile.

C'est en étant musulmane qu'elle m'a appris à me référer à Dieu : Allah Mian, qui signifie Dieu, mon seul maître. Pour un peuple colonisé– depuis des siècles–par un « empire » né sous la forme d'une société appelée the Honorable British East India Company, appeler Dieu, mon seul maître, a une signification profonde.

L'auteure avec son grand-père Nanajan en 1987. Usage autorisé.

Appartenir, c'est grandir en entendant dire que les hommes ne pleurent pas, mais aussi en voyant mon grand-père réfugié pleurer. Entre deux livres sur l'islam moderne et l'indépendance du Cachemire, Nana Jaan a pleuré sans réserve pour sa famille sous domination indienne au Cachemire, famille qu'il n'a pas été autorisé à voir pendant un demi-siècle. Appartenir, c'est savoir qu'il y a des millions de Kurdes et de Palestiniens, comme mon grand-père, dont les familles ont été séparées par des colons s'étant partagé le monde musulman comme un jeu de cartes.

Être musulman·e, c'est savoir qu’au cours des deux derniers siècles, les Européens ont “colonisé” tous les pays musulmans sauf quatre. C'est savoir que la première bombe aérienne a été larguée sur un pays musulman, il y a un siècle.

C'est savoir qu'à peu près à la même époque, mon arrière grand-père, un sujet impérialiste britannique du Cachemire indien, a été qualifié de « dangereux » par les journaux de l'époque pour avoir dirigé la première mosquée en Angleterre. Avant que les avions n'existent, il a voyagé dans plus de régions du monde que moi, prêchant la parole radicale de l'amour, de la paix et de la justice sociale. La parole de l'Islam.

Image de l'arrière-grand-père de l'auteure prise en 1920. Photographie du site internet Working Muslims archives.

L'appartenance à ma tribu musulmane d'1,7 milliard de personnes est profondément ancrée dans nos lignées inoubliables, nos histoires non reconnues.

On se souvient qu'il y a quatorze ans, les militaires les plus puissants du monde, dont les troupes sont actuellement réparties sur tous les continents sauf l'Antarctique, sont allés en Irak chercher des armes de destruction massive qui n'existaient pas. C'est savoir que maintenant plus d'un demi-million d'Irakiens sont enterrés sous les décombres de la guerre. Être un·e musulman·e américain·e, c'est savoir que le taux de suicide chez nos vétérans a augmenté de plus de 32 % depuis 2001.

C'est savoir qu'aux États-Unis, lorsqu'une tragédie où le suspect porte un nom musulman survient, l'histoire reçoit quatre fois plus de couverture que si elle impliquait un agresseur blanc.

C'est savoir qu'il y a quatorze cents ans, le premier appel à la prière, l'Azaan, a été dit par un esclave noir libéré nommé Bilal. C'est savoir qu'un savant islamique africain nommé Bilali Muhammad a été asservi et amené sur cette terre il y a deux cents ans.

C’est qualifier Malcolm X de héros américain. C'est la chaleur que j'ai ressentie lorsque les gens ont occupé les aéroports pour protester contre le décret qui interdisait l’entrée sur le territoire américain, de façon permanente, aux ressortissants de pays majoritairement musulmans. C'est l'espoir que je ressens lorsque nous défendons nos Dreamers (en français : Rêveur·se·s, immigré·e·s entré·e·s sur le sol américain avant l’âge de 16 ans ou qui avaient moins de 31 ans en juillet 2012) et lorsque nous disons que la vie des Noirs compte (Black Lives Matter). Être Américain·e, Pakistanais·e·,Cachemirien·ne, Pahari, Pendjabi, musulman·e· et journaliste, c'est connaître l'intersection inhérente à nos identités à multiples facettes, mais ne pas vous la communiquer. Le récit du 1,7 milliard a plus de possibilités qu'un Rubik's cube, mais il est présenté sous une forme binaire réductrice : « Nous » contre « Eux ».

Être mère, c'est m'inquiéter pour mon enfant, et pour tous les enfants musulmans, sachant que des personnes puissantes et privilégiées construisent une islamophobie structurelle sur ces éléments binaires.

L'islamophobie structurelle, ce sont les registres musulmans entamés avec le président Bush et qui se sont développés sous le président Obama. C'est une surveillance omniprésente des mosquées. C'est l'officier d'immigration qui a menotté un enfant de 5 ans. C'est un pays fermant ses frontières aux habitants des pays qu'il bombarde. Il s'agit d'une « liste d'interdiction de vol » inexacte et vague visant les Arabes et les musulman·e·s en général. Ce sont les guerres menées et les bombes larguées sur leurs pays.

En raison des histoires que nous racontons, et de celles que nous taisons, voilà là où nous en sommes aujourd'hui.

Dans une étude intitulée l'« Ascension de l'homme », “, des chercheurs de la Northwestern University ont montré aux participant·e·s une image scientifiquement incorrecte et leur ont demandé d'évaluer des groupes sur une échelle de 1 à 100 en termes d'évolution. Les musulman·e·s ont eu la plus mauvaise note.

Les conversations que nous devons avoir

Nous avons poussé trop loin la déshumanisation du musulman ou de « l'autre ». Nous avons des décennies de retard dans la reconnaissance des racines de nos peurs et les tropes dangereuses défectueuses que nous perpétuons dans nos rédactions.

Il existe quand même un mouvement croissant mené par des musulman·e·s américain·e·s au sein de l'industrie des médias. Il tente de capturer nos identités à multiples césures et nos histoires oubliées. Les podcasts See Something, Say Something; #GoodMuslimBadMuslim; la série de vidéos virales Secret Lives of Muslims ; Sapelo Square sur les musulman·e·s noir·e·s américain·e·s; les  Salam Reads de la maison d'édition Simon & Schuster, une initiative visant à publier davantage d'auteurs musulmans; et Ms Marvel, la super-héroïne américaine musulmane pakistanaise—tout cela me donne de l'espoir.

Captures d'écran d'initiatives médiatiques visant à montrer la complexité et l'intersectionnalité de la vie des Américain·e·s musulman·e·s. Collage effectué par l'auteur

Mais je m'inquiète de cette période difficile que nous traversons dans le monde. Et ses conséquences vont au-delà du 1,7 milliard.

L’explication de la promotion actuelle des théoriciens de la conspiration des coins sombres de l'Internet vers la direction de la Maison Blanche est simple. Ils ont effectué une ascension fulgurante parce qu'ils ont “alterné” les musulmans.

Un autre groupe s'est développé de façon exponentielle en créant l'”autre” à partir de nous tous. Il n'existait pas il y a quelques années; maintenant il contrôle de vastes zones de la Syrie et de l'Irak.

Je m'inquiète des réalités et des histoires dont j'ignorais l'existence quand j'avais l'âge de ma fille, mais qui font que je suis aujourd'hui une musulmane sans réserve. Des choses pour lesquelles j'ai laissé des miettes de pain tout au long de cet entretien. Des choses qui ont pu déclencher des souvenirs en vous aussi, car dans toutes les intersections composant notre humanité, il peut y avoir une histoire d'« altérité ».

En ce moment, des conversations ont lieu à la 8e conférence annuelle sur l'islamophobie de l'autre côté du pont à Berkeley. Plus d'une centaine d'universitaires parlent de nos problèmes avec « l'autre », « le racisme structurel », et « le militarisme américain ». Mais ce ne sont pas des termes que l'on jette en passant dans nos écoles ou que l'on lit dans nos journaux.

Affiche du Réseau d'études sur l'islamophobiePage Facebook.

Nous devons tous·tes nous demander, pourquoi? Pourquoi je vous dis cela lors d'une conférence TEDx à Stanford en 2017, lorsqu'Edward Saïd, l'homme qui nous a montré comment les guerres sont menées et les gens déshumanisés en créant l'« autre » dans l'imagination populaire, était un universitaire à Stanford quatre décennies auparavant.

Nous devons nous poser des questions gênantes sur notre rôle dans la perpétuation consciente et inconsciente de l'« autre » ; comme mon amie et moi l'avons fait sous la pluie lors de la Marche des femmes, parce que le travail d'imaginer un nouvel avenir, où nous n'avons pas un président mangeant du gâteau au chocolat tout en bombardant des pays brisés et des « autres » personnes va bien au-delà des 1,7 milliard visibles et invisibles. Cela commence ici, avec chacun d'entre nous.

Sahar Habib Ghazi était rédactrice en chef à Global Voices au moment de la publication de cet article. Il s'agit d'une version modifiée d'une conférence TEDx qu'elle a donnée à l'université de Stanford le 24 Avril 2017. Si vous souhaitez en savoir plus, veuillez consulter le projet de recherche et de documentation sur l'islamophobie et explorer le programme d'études #IslamophobiaIsRacism sur l'islamophobie et le racisme. 

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