En décembre 2011, les électeurs russes vont élire un nouveau parlement, puis en mars 2012 un nouveau (ou peut-être pas si nouveau) président. La blogosphère russe est le lieu où se tiennent le plus de débats publics au sujet de ces élections.
Les blogueurs ont eu des discussions animées lors de l’investiture [en anglais] du milliardaire Mikhail Prokhorov à la tête du parti Pravoe Delo (considéré par beaucoup comme un parti libéral pro-Kremlin qui serait cependant susceptible de fragmenter les votes [en anglais]), ainsi que lors de l'engagement de Poutine dans le Front du Peuple (un nouveau mouvement politique qui copie le parti au pouvoir). Mais l'internet russe (RuNet, pour Russian Internet), est-il apte à jouer un rôle significatif dans les élections russes ? Marina Litvinovich suggère que c'est loin d'être le cas, mais de nouveaux développements politiques donnent à voir une nouvelle perspective sur cette question.
La crise de la représentation
Le 22 juin 2011, le ministre russe de la justice a refusé d'enregistrer la création de PARNAS, le Parti pour la Liberté du Peuple (un parti progressiste indépendant rassemblant 46 000 adhérents et dirigé par des leaders majeurs de l'opposition), en s'appuyant sur un non-respect de procédures formelles. D'après l'analyste politique Alexander Lyubarev, cette histoire est une preuve de plus que la loi qui régit la création de nouveaux partis ne contient que deux éléments : (1) Aucun parti ne peut être fondé sans l'accord du Kremlin et (2) n'importe quel parti peut être détruit si le Kremlin le veut ainsi. Leonid Volkov, un membre du parlement (Douma) d'Ekaterinbourg et dirigeant régional du PARNAS a écrit que le Kremlin était trop effrayé pour autoriser toute opposition qui ne viennent pas du système au pouvoir. L'histoire de la création refusée de PARNAS a révélé à quel point la communauté internet russe était frustrée par le système politique russe et le manque de représentativité de ceux qui défendent des positions progressistes. Le blogueur Aldevot écrit :
Остаемся с Партией жуликов и воров Путина, Народным фронтом под командованием того же Путина, Народным ополчением Зюганова и его сталинской партией, набившей оскомину ЛДПР да невразумительно-сомнительным “Правым делом”. Какая тоска… И этот убогий “цветник” нам будут теперь выдавать за конкурентноспособные САМОСТОЯТЕЛЬНЫЕ партии..
Kmartynov, affirme toutefoisque même si PARNAS avait pu être déclaré, le problème de représentativité qu'il met en lumière n'aurait pas pour autant été résolu. Il sont en effet des millions à partager les valeurs de progrès, mais seulement quelques centaines à avoir confiance en les dirigeants libéraux actuels, écrit le blogueur. Cependant, la plupart des blogueurs considère que l'affaire constitue un problème dans le système politique russe. Comme Ilya Yashin conclut sur son blog: “Cela veut dire qu'en décembre nous aurons une nouvelle fois des élections sans choix véritable”. En conséquence, certains, comme Andrey Govorov, ont decidé d'ignorer les élections. Anton Nossik, blogueur populaire, affirme qu'il votera pour Mikhail Prokhorov et Pravoe Delo. Comme rien ne peut véritablement changer seulement 160 jours avant les élections, Prokhorov reste le choix le plus progressiste. De son côté, Oleg Kozyrev explique que comme “toutes les manières officielles d'exprimer l'opinion de la majorité sont bloquées, la seule voie vers le changement serait une manifestation pacifique de masse”. Leonid Volkov a résummé les conséquences de la décision du ministre de la justice :
Выталкивание такого количества политически активных людей за пределы политического поля – это “раскачивание лодки” по высшему разряду. В целом по стране речь идет про десятки тысяч людей, которые поверили в то что, может быть, есть шанс переменить направление развитие страны мирным путем, есть какое-то окошко возможностей для политики, компромиссов, поиска решений. […] В каком формате продолжать деятельность в условия отсутствия формальной регистрации – предстоит обдумать и решить. Ясно, что это будет целиком и полностью деятельность в параллельном пространстве; этого государства – не существует, оно уже распалось. Через некоторое время его придется переучреждать полностью заново, к этому и надо сейчас готовиться.
“Le parti Internet”
Les sentiments qui habitent aujourd'hui les blogueurs sont reflétés dans un travail de recherche qu'a récemment présenté Mikhail Dmitriev, l'un des analystes connus en Russie et le directeur du Centre de Recherche Stratégique. Lors d'une récente conférence donnée à Barnaul, Dmitriev a expliqué que le développement économique que connaît aujourd'hui la Russie favorise une croissance rapide de sa classe moyenne. Ces personnes ne sont pas encore représentées dans la classe politique actuelle, et ne considèrent donc pas l'élite politique actuelle comme légitime. Dmitriev suggère que ce groupe social ne va pas seulement grossir mais aussi devenir de plus en plus actif et radical, et le qualifie d'”inévitable détonateur politique”. “Le système politique actuel est en train d'être dépassé par la société russe”, conclut l'expert en expliquant que le système n'a ni le temps, la capacité ou la volonté de s'adapter à la nouvelle réalité électorale. Le manque de représentation politique et le fossé entre le régime politique actuel et les attentes de la population – ce que Dmitriev appelle la croissance d'un “trou noir politique” – vont donc s'accroître. D'après Alexey Levinson, un expert renommé du Centre Levada, contrairement à ce à quoi nous avons assisté par le passé, il y a de très fortes chances que le peuple ne tolère plus une falsification massive des élections. Lors de la campagne électorale puis au lendemain des élections, le sentiment d'illégitimité va significativement augmenter, impliquant de plus en plus de citoyens et atteignant une masse critique. Dmitriev suggère que l'un des scénarii les plus probables est que ce sentiment de légitimité croissant débouche sur une crise politique après les élections. La seule manière d'éviter cela passe par la création d'une nouveau type de parti, qu'il appelle “de type Internet”. Ces partis politiques cibleraient un nombre significatif d'électeurs urbains et n'aurait pas besoin de s'appuyer sur des fortes structures à l'échelle régionale. De manière encore plus importante, ils auraient à “fonctionner par le biais d'internet avec une prédominance du ‘online’, requérant des mises à jour rapides de contenu”. De tels “partis internet” sont-ils à même de combler le “trou noir politique” de la Russie ? En particulier alors que la législation russe impose des contraintes pratiquement insurmontables aux partis politiques. Vicktor Korb, un blogueur et militant politique à Omsk, soutient que le futur de la politique appartient aux mouvements civiques et aux organisations auto-gérées plutôt qu'aux structures politiques traditionnelles :
Никакая партия не может выдержать современных требований прозрачности гражданских связей, свободного движения гражданских инициатив. Точнее, могут, конечно, быть организации, удовлетворяющие этим требованиям и называющиеся партиями, но по сути это не партии, а движения или сетевые ассоциации.
D'après Korb, l'ancien type de régime politique s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui car la plupart des militants politiques consacrent toujours leur forces aux schémas électoraux traditionnels et continuent d'impliquer des personnes qui sont intéressées par le fait de ‘faire de la politique’, et non pas par agir pour obtenir des résultats concrets. Korb suggère que la décision du PARNAS de faire l'effort de participer au système politique classique était un exemple de collaboration douce, qui “détourne les ressources nécessaires de modes de confrontation avec le régime qui seraient beaucoup plus efficaces.”Dans cette perspective, le refus d'enregistrer la création du parti peut être perçu comme un événement positif puisqu'il va susciter une dynamique civique hors des partis, alors que ceux qui s'intéressent à la politique pour leurs intérêts personnels vont rester dans la structure traditionnelle des partis.
L'Internet et le nouveau système politique
Le rôle d'internet va beaucoup plus loin que la simple création d'un discours critique. En 2010, l'internet russe a été le lieu d'une activité citoyenne accrue qui n'était affiliée à aucun acteur politique ni à aucune idéologie (comme cela a été reflété dans les articles de notre rubrique “RuNet”, comme par exemple ici). En même temps, d'après l'étude “Cartographier la blogosphère russophone” du Berkman Center, les discussions qui prennent place sur les blogs russes se révèlent être très vives. L'incapacité du système actuel basé sur les partis politiques à représenter les intérêts de large groupes sociaux incite ces groupes à se tourner vers l'internet à la recherche d'alternatives. En réalité, la nature du système actuel tend à être une imitation d'un réel système parlementaire. La possible émergence d'un nouveau type de système politique est une réponse à l'exposition croissante à cette imitation, et tente de remplir le vide politique qui se cache derrière cette imitation. Le nouveau système devrait inclure des institutions nouvelles se basant sur l'internet ainsi qu'un nouveau modèle d'élites. Les deux options – un système politique traditionnel et un système émergent basé sur des réseaux en ligne – peuvent co-exister dans le même pays, mais cette co-existence ne pourra pas durer longtemps. Il arrivera un moment où le système traditionnel ne pourra plus ignorer le pouvoir grandissant du nouveau système, et où le nouveau système ne voudra plus tolérer le manque de sérieux et de responsabilité de “l'ancien”. Le “trou noir” décrit par Dmitriev pourrait atteindre son point de basculement lorsque l'existence simultanée de ces deux mondes ne pourra plus se poursuivre. Ce moment pourra être atteint après les élections, mais aussi après n'importe quel type de crise, par exemple une catastrophe naturelle. Lors de ce moment de confrontation, le système politique traditionnel sera en face de deux choix : s'adapter rapidement à la nouvelle réalité, ou restreindre le pouvoir du nouveau système politique par une législation radicale sur l'internet et plus de répression. Le premier scénario requiert du système en place un haut niveau de flexibilité et une capacité d'adaptation – deux éléments peu probables. Le système traditionnel peut suggérer (et il a déjà commencé à le faire) divers modes de collaboration qui permettraient de remédier à sa fragmentation et son isolation de la population, mais de telles mesures ne seraient pas suffisantes pour éviter le mécontentement grandissant dû au manque de représentation politique. Ce second scénario pourrait avoir des conséquences imprévisibles, mais comme les récents évènements dans les pays arabes l'ont montré, restreindre la liberté sur internet ne fera qu'accroître le pouvoir politique de la société civile y ayant accès. Parallèlement, certains experts, comme Vladimir Gelman, affirment que le système politique basé sur les réseaux internet n'est qu'un autre type d'imitation qui éloigne de la vie politique des personnes qui pourraient s'y impliquer activement.
Les dynamiques des révolutions qui ont utilisé les réseaux sociaux
L'analyse du cas russe permet de dégager des tendances générales quant au rôle des réseaux dans la politique pour le futur. En premier lieu, plus un gouvernement rend peu de comptes à la population et donne le sentiment de ne pas être compétent, plus la société civile présente sur les réseaux sociaux sera forte. Ensuite, plus le fossé entre le système politique traditionnel et les réseaux citoyens se creusera, plus leur confrontation deviendra probable. Enfin, cette confrontation mènera à une crise lorsque le gouvernement sera confronté au choix soit de s'adapter et de collaborer avec le nouveau système, soit de réprimer ce dernier. Le scénario ‘souple’ d'un changement politique progressif est certainement moins violent ; mais il implique aussi le danger d'une collaboration ne s'accompagnant pas de changement politique profond, ce qui ne ferait que retarder l'arrivée de la crise. Le scénario d'une confrontation peut s'avérer violent et mener à différent types de révolutions ou à un durcissement de la nature autoritaire du gouvernement si celui-ci contrôle, restreint et diminue les forces des réseaux citoyens.