Région si riche de cultures uniques qu'on pourrait bien l'appeler “un pays dans le pays”, foyer des communautés musulmanes les plus conservatrices de Russie, et zone d'application par le gouvernement fédéral de politiques intérieures d'exception, le Nord Caucase jouit d'une identité particulière, bien qu'à problèmes, dans toute la Russie et le reste du monde. Théâtres de violences intenses entre forces armées fédérales et mouvements séparatistes locaux depuis une quinzaine d'années (la dernière opération militaire officielle a eu lieu en 2009), Tchétchénie, Ingouchie et autres républiques caucasiennes de Russie se développent graduellement en un nouveau Caucase qui se veut prospère, intégré, et accueillant aux visiteurs.
La nouvelle politique dans la région est marquée par une forte présence fédérale et des investissements massifs. Le maître de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, fait régulièrement l'actualité avec ses formulations ardentes et parfois insolites de soutien à Vladimir Poutine. A Saint-Pétersbourg, les critiques du père de Kadyrov ont récemment failli empêcher de rebaptiser un pont en l'honneur d'Akhmad Kadyrov.
Laissant de côté ces esclandres politiques qui dominent périodiquement la une de l'actualité, RuNet Echo tourne aujourd'hui son attention vers la culture de la région à travers un nouveau projet artistique.
L'histoire sanglante et le présent troublé de la région font parfois oublier que le Nord Caucase n'est pas une contrée de mort et de destruction. La région est aussi un trésor de cultures extraordinaires et de nature indomptée. Y voyager implique néanmoins savoir et préparation, et tel est l'objet de ce nouveau projet artistique.
“Montagne : Le Caucase, d'une mer à l'autre”, par le photographe russe de premier plan Anton Lange, a été lancé au début de cet été sous forme de projet Web, précédé d'un grand livre de photos et de plusieurs expositions. Avec son nouveau travail, Lange, essentiellement connu aujourd'hui par sa “Russie vue du Train”, a effectué un geste audacieux pour rendre justice au patrimoine naturel et culturel à couper le souffle de la région. Un partenariat avec la SA des Stations touristiques du Nord-Caucase a permis à l'équipe du projet d'explorer dans toute sa longueur la chaîne montagneuse du Grand Caucase et ses pentes septentrionales, en quête d'angles de vue originaux et de beauté méconnues.
Ksenia Khudadian a interrogé Anton Lange sur son voyage au Caucase, dont il dit que tout un chacun devrait l'effectuer à sa façon.
Ksenia Khoudadian (KK) : La couverture par les médias généraux compose une image plutôt sombre du Caucase en tant que région, comme société d'abord, et contribue au développement d'idées reçues. Qui ne peuvent évidemment pas toutes correspondre à la réalité. Le plus enraciné sans doute de ces stéréotypes est que quiconque visite la région est extrêmement en danger. Cela a-t-il été vrai pour l'équipe du projet ?
Anton Lange (AL) : C'est exact que l'image de la région est contradictoire—et le Caucase lui-même est certes une terre de contradictions. Il va sans dire que les médias exagèrent par automatisme le niveau de danger, et n'offrent que de rares, voire aucune, bonnes nouvelles du Caucase. Les journalistes relèvent aussitôt le moindre problème, évidemment, et diffusent la nouvelle sur tous les canaux.
Une fois qu'un article est en ligne, il va y rester. Alors, quand vous cherchez “Caucase” sur Internet, c'est un amas —un amoncellement—qui vous tombe dessus d'informations sur des explosions, fusillades, opérations spéciales, et ainsi de suite. Il en résulte un tableau de la région complètement déformé, et les gens de l'extérieur en retirent l'impression que le Caucase est un endroit incroyablement dangereux, ce qui n'est pas vrai.
Il serait tout aussi inexact de dire que le Caucase n'est pas dangereux du tout. A l'évidence, le Caucase occidental, plus proche de Sotchi et regorgeant de stations touristiques (principalement des stations de ski comme Arkhyz), ne présente pas le moindre risque ou danger. Tandis qu'il y a des endroits (comme certaines parties du Daghestan) qui débordent de forces de sécurité, et où il faut un permis spécial rien que pour y entrer. On trouve de tout.
KK : Jusqu'à très récemment, l'histoire du Caucase russe a été celle de la confrontation entre l'empire et les peuples autochtones, si l'on peut dire. Pouvez-vous parler de moments intéressants dans votre travail sur le projet, où vous avez délibérément atténué quelque chose, que vous auriez laissé hors écran ? Avez-vous eu parfois le sentiment de devoir “corriger la réalité” ?
AL : Je ne dirais pas que nous avons dû corriger la réalité. Mais il y a eu des récits—certaines choses que nous aurions pu souligner davantage. Je pense autant à des épisodes plus récents, comme les guerres de Tchétchénie, qu'à des faits du passé plus lointain, comme la déportation de peuples entiers à l'époque de Staline, et les tragiques événements en Kabardino-Balkarie, par exemple.
Personnellement, toutefois, ce n'est pas mon engagement ; la politique ou l'histoire ne sont pas tellement mon domaine. Ce qui m'intéresse, dans la région, ce sont la nature, l'ethnographie, les paysages, et les portraits—les genres artistique, traditionnel, et classique, les instruments, et les méthodes d'exploration du monde extérieur.
Ceci dit, nous avons tout de même inclus—dans l'album et dans l'exposition—les villages détruits en 1942 par les agents du NKVD [le prédécesseur du KGB]. On peut difficilement émettre un jugement non ambivalent sur la situation ici.
La première chose à noter est que le Caucase—le Nord-Caucase—est incroyablement hospitalier. Cette hospitalité s'enracine dans l'ancienne loi des hautes terres, appelée l’adat. Lorsque certains peuples ont été convertis à l'Islam, ils ont adopté un mélange fantasque d’adat et de charia. Plus tard, cette combinaison culturelle a été enchevêtrée aux lois et coutumes soviétiques. Mais l’adat est resté le fondement de l'éthique et de la loi des montagnes. En réalité, l'[hospitalité exigée par] l’adat est la loi même des hautes terres, et l'hospitalité de la montagne n'est pas un simple acte de bonne volonté individuelle.
De sorte que, pour parler du Daghestan, il est intéressant de relever qu'il n'y existe pas un seul hôtel dans les hautes terres, alors que c'est la plus république la plus étendue du Nord-Caucase. Il y en a quelques-uns dans la pleine, près de la Mer Caspienne, mais aucun en montagne. Si vous voyagez dans les montagnes, vous serez forcément reçu comme hôte dans les demeures des habitants. L'hospitalité caucasienne ne veut pas dire que l'un est plus hospitalier que l'autre, ou que l'un est prêt à accueillir un hôte et l'autre, non. Cette sorte d'hospitalité est une obligation universelle d'accueillir tout hôte. Elle ne se discute pas ; elle va sans dire.
Dès votre arrivée dans un village ancien de la montagne, comme Kubachi ou Khunzakh, ou tout autre agglomération du Daghestan, tout le monde vous accueille avec grand enthousiasme comme un représentant de “la grande Russie”. Chacun vous dit, “De nombreux Russes venaient chez nous [avant], mais à présent plus personne ne vient, parce qu'ils ont peur, et cela nous fâche et nous attriste….” Et ils vous invitent dans leurs maisons, vous offrent une tasse de thé ou quelque friandise locale, et vous proposent de rester chez eux. Personne ne vous fait payer quoi que ce soit, la même règle des montagnes l'interdit. Quiconque oserait prendre votre argent se couvrirait de honte aux yeux des autres villageois.
Paradoxalement, la notion de tourisme est absente de cette terre : il n'y a que des hôtes. Je ne parle pas des destinations touristiques comme Arkhyz ou le pourtour du Mont Elbrouz—je parle des endroits où les anciennes coutumes demeurent, comme le Haut Daghestan, la Haute Ingouchie, la Haute Tchétchénie, ou la Haute Kabardino-Balkarie. Il est très difficile de donner une réponse précise à la question sur les guerres…
La Tchétchénie est passée par deux terribles guerres, précédées par des déportations de masse pendant la 2ème guerre mondiale, en 1944. Le peuple tchétchène a survécu à des tragédies successives. Les Tchétchènes auraient de quoi être extrêmement rancuniers contre nous [les Russes], mais j'ai vécu une extraordinaire destruction d'idées reçues. Moins de dix ans ont passé depuis les débats sur la restauration de Grozny (la ville était tellement en ruines que les urbanistes ont même envisagé de reconstruire la ville à un autre endroit), et aujourd'hui vous pouvez venir à Grozny en hôte bienvenu et apparemment attendu de longue date.
Quand vous venez dans les montagnes de Tchétchénie, vous êtes reçu de la même manière. Les gens sont sinèrement contents de vous voir, parce que, encore une fois, vous êtes un ambassadeur du grand pays, de la grande Russie. Je suis convaincu que les habitants du Nord-Caucase, du premier au dernier, ne peuvent que se sentir coupés du reste du monde, même si c'est au niveau du subconscient. A cause du préjugé et de toutes sortes d'autres raisons, les gens du Nord-Caucase se heurtent à de multiples barrières. C'est pourquoi l'Internet y est si répandu et que l'usage des réseaux sociaux et d'Instagram est omniprésent : ils servent de fenêtre sur le vaste monde extérieur. C'est pourquoi ils aiment autant naviguer sur le Net et Instagrammer : ils sont tous des visionnaires. Ils veulent tout voir et le montrer au monde, le font tourner pour tous. Je dirais que ça tient de l'obsession encore plus que partout ailleurs dans le monde.
Lors de mes premières visites en Tchétchénie, j'essayais encore et encore de comprendre comment cette guerre terrible qui avait coûté tant de vies civiles s'était terminée il y a si peu de temps. Du point de vue historique, elle a pris fin hier seulement. J'essayais encore et encore de comprendre comment nous, les Russes, sommes perçus, me forçant presque à deviner du ressentiment de la part des gens de la région, ou quelque chose dissimulé sous un masque. Mais je n'en ai senti aucun. Il y en avait peut-être, mais je ne l'ai jamais senti.
J'ai demandé aux gens comment il se fait qu'avec tout le sang versé aussi récemment, on n'en a pas le sentiment dans la région. Et la plupart répondaient quelque chose du genre, “Vous savez, la faute était partiellement de notre côté aussi, et notre part était assez grande. Nous n'avons fait que reconnaître que les hostilités ne pouvaient pas continuer éternellement, et tant consciemment qu'inconsciemment nous avons accepté un arrangement mutuel et avons été d'accord pour tourner la page”.
Il me semble que les gens au Caucase connaissent mieux que quiconque ailleurs le prix de la rancune, de la trahison et du sang. Ils savent que le prix de la rancune est incommensurable, et qu'il faut avoir la force, le courage et la sagesse d'oublier une offense—de la surmonter—car le prix à payer dans le cas contraire est mille fois plus élevé. Sans surprise, les peuples qui ont eu jadis une tradition de vendetta le savent mieux que les autres. Cela pourrait même faciliter des processus comme la compréhension mutuelle, le pardon mutuel, ou l'accord mutuel—je ne trouve pas le terme exact. De façon générale, c'est une expérience très intéressante, tant psychologique que personnelle, et humaniste aussi. Une chose est sûre : n'espérez pas obtenir une vision en profondeur immédiate : l'affaire est trop complexe. Il faut revenir de nombreuses fois.
KK: C'est comment pour un photographe, le Caucase ? Qu'est-ce qui en fait la particularité ? Vous diriez que c'est une destination exotique ?
AL: Les montagnes présentent toujours une énorme difficulté pour un photographe parce que leur beauté est une banalité. Il est incroyabIement difficile de prendre une photo de montagne intéressante. Plus vous approchez de la perfection en termes de compétences techniques, de temps et de choix d'itinéraires, le plus vous allez avoir une carte postale de papier glacé. Dans ces situations, mon opérateur remballerait ses lentilles en disant, “Attendons que le temps soit plus mauvais”. Plus que tout autre paysage sur terre, les montagnes offrent un catalogue de banalités : falaises rocheuses, glaciers, pics enneigés…. Cognez-vous la tête contre si vous avez envie, mais c'est impossible de trouver quoi en faire.
Voilà pourquoi les montagnes défient non seulement les alpinistes, mais aussi les photographes : essayer de trouver un angle original et exaltant, faire que vos images soient différentes des millions d'autres photos de montagne prises dans le monde entier. Faites que votre Caucase se distingue, ou au moins qu'il diffère des Montagnes Rocheuses américaines ou de toute autre chaîne montagneuse. Une tâche en fait très exigeante, et probablement essentielle.
KK: Anton, où en est aujourd'hui “le Projet Montagne” ? Quel est le sort du livre et des autres créations ? Qu'est-ce qui est disponible aujourd'hui et quelle sorte de travail est en cours ?
AL: En ce moment, le Projet Montagne en est toujours au stade de la production. Conjointement avec nos partenaires, la SA des Stations touristiques du Nord-Caucase, nous avons passé un an et demi—presque deux ans—à filmer et photographier au fil d'une quinzaine d'expéditions, qui ont vraiment couvert la totalité du territoire du Nord-Caucase. Ce n'était évidemment pas un parcours linéaire, ce n'en est jamais dans des projets aussi vastes et à la logistique aussi complexe.
Ces expéditions ont formé une sorte de mosaïque qui se compléterait au long du chemin, constituant un tableau artistique, entièrement original. Le spectateur peut retirer une impression que le voyagee est linéaire à cause de la façon dont il est présenté, mais c'est en fait inexact. Tracer les itinéraires d'expédition est une des parties les plus excitantes de tout grand projet. Maintenant que la période de prise de vues est terminée, nous sommes plus ou moins entrés dans la phase de post-production.
Le premier résultat est un grand album de photos. Malheureusement, il y a eu un tirage très limité, et nous espérons vraiment le rendre disponible au grand public en imprimant un grand nombre d'exemplaires au courant de l'année prochaine.
La deuxième partie du projet, que je trouve d'une haute importance, est le film que j'ai fait comme producteur indépendant, co-réalisateur et partiellement présentateur, comme cela été le cas pour mes autres films originaux sur la Russie. Actuellement, il existe en rushes prêts pour la post-production et le montage. Dans l'idéal, je le vois comme un film en deux ou trois épisodes, mi-fiction mi-documentaire—une création sans précédent sur le Nord-Caucase.
La troisième partie est l'exposition, car le projet mérite un affichage plus vaste. Je voudrais une grande exposition de 300, 350 grands formats qui pourraient être exposés à Moscou dans un lieu de la taille du Nouveau Manège ou de l'aile des expositions temporaires de la Galerie Tretiakov. Et, enfin et surtout, il faut que des expositions soient organisées dans la région elle-même, au Nord-Caucase. Un de mes objectifs principaux est de rendre de tels projets accessibles au public, en Russie comme à l'étranger. Les photographes disposent d'un nombre limité de moyens classiques, traditionnels, de présenter leur travail au public : un livre, une exposition, des articles dans la presse, et parfois, mais pas souvent, des films. Tous sont complexes et coûteux, alors que [la Russie] est en récession.
Je suis généralement réticent à Internet, mais j'ai commencé à me rendre compte que le Web offre des opportunités exceptionnelles. Nous avons créé un [grand format de lecture] dédié au projet et des pages sur les réseaux sociaux, afin de présenter notre travail à la plus large audience possible, et recevoir des retours. Dans notre cas, nous avons aussi un auditoire très particulier : les peuples du Nord-Caucase, une région à l'ardent engagement pour son identité nationale et ses coutumes locales, désireuse d'attirer l'attention du monde extérieur. Ce qui, indubitablement, impose des obligations supplémentaires certaines à quiconque travaille au Caucase.