Staline définissait le travail des écrivains comme étant l’ “ingénierie de l'âme humaine”. Il ne se référait pas à tout type d'écrit, seulement à la rédaction de la propagande.
Aujourd'hui en Turquie, sous la férule du parti Justice et Développement (AKP) au pouvoir, ce type d’ “ingénierie” paraît plutôt couronné de succès. Sitôt après les manifestations du Parc Gezi en 2013, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier Ministre, avait réussi à convaincre sa base politique que le mouvement contestataire n'était rien d'autre que l'oeuvre d'un “lobby étranger”.
Il a depuis forgé le mythe du “lobby parallèle” — un label pour les opposants réels et imaginaires — dans d'innombrables discours publics. Les médias pro-gouvernement ont eu un rôle central pour marteler ce message.
Depuis la CIA jusqu'au complot juif mondial, en passant par un lobby des taux d'intérêt, la compagnie aérienne Lufthansa, et une mystérieuse attaque télékinésique de forces obscures : la liste des soi-disant “lobbies” ne cesse de s'allonger. Mais un seul homme était suffisamment controversé pour offrir le véritable ennemi en chair et en os capable de porter la propagande d'État à un niveau supérieur.
Fethullah Gulen, un prédicateur et visionnaire turc installé en Pennsylvanie (USA), a été l'allié d'Erdogan avant d'en devenir l'ennemi. Après le premier raz-de-marée électoral de l'AKP en 2002, le couple a travaillé de concert à remodeler la politique turque, dominée de longue date par une élite militaire laïciste. Mais quand Erdogan a cherché à étendre son pouvoir, l'influence indubitable de Gülen à l'intérieur de l'administration s'est transformée en obstacle. A l'époque où se sont déroulées les manifestations de Gezi, cette influence se serait effondrée. Depuis la tentative de coup d'État de l'année dernière, que le gouvernement impute à Gülen, les violentes attaques des médias sous contrôle du pouvoir contre les réseaux du prédicateur vont crescendo.
Ennemi idéal
S'il subsiste des soupçons crédibles d'implication de Gülen dans le putsch avorté de 2016, les autres accusations brandies contre lui sont plutôt grotesques.
Parmi celles-ci, la suggestion, lancée par Erdogan lui-même, que le mouvement Gülen pourrait être responsable d'avoir abattu l'avion russe qui aurait pénétré l'espace aérien turc lors d'une mission en Syrie fin 2015. Ankara cherchait à raccommoder ses relations endommagées avec Moscou au moment où Erdogan avait évoqué l'hypothèse.
A n'en pas douter, Fetullah Gülen et son mouvement remplissent la même fonction extensive et pratique qui était celle des trotskistes et tsaristes pour Staline. Ils aident l'autocrate à donner de la crédibilité à des actions qui sans cela seraient ineptes, et ce faisant, à défaire ses véritables ennemis : la vérité et la démocratie.
Erdogan demands brown uniforms for Turkey coup defendants after suspect wears ‘Hero’ t-shirt in court https://t.co/5Esn9zLEuB via Yahoo!
— THE WORLD NOW (@WorldNewsNgayon) August 8, 2017
Erdogan exige des uniformes marron pour les accusés du coup d'État turc après qu'un suspect a porté un T-shirt ‘Héros’ au procès
Sur un blog du Washington Post étudiant le recours des dirigeants autoritaires aux mensonges, Xavier Marquez note :
Dans les démocraties ouvertes, un engagement public dans certaines affirmations invraisemblables (comme par exemple que Barack Obama serait musulman, ou ne serait pas né aux États-Unis) est susceptible d'établir des démarcations nettes entre groupes, mobilisant les supporters tout en provoquant la fureur de l'opposition, sans pour autant être “pris à la lettre”. Mais les mensonges invraisemblables ont plus d'importance dans les environnements glauques de nombreux régimes autoritaires, où secret et peur empêchent les gouvernants de savoir si leurs sujets sont vraiment loyaux. Ces régimes ont un besoin typique de “dramatiser” leur cohésion, en montrant de manières convaincantes qu'ils sont en fait unis pour dissuader les contestataires internes.
Et certes, colporter des “affirmations invraisemblables” est devenu la norme en Turquie. Dans la répression qui a suivi l'échec du putsch militaire l'an dernier, plus de 100.000 fonctionnaires ont perdu leur emploi.
Le gouvernement voit des ennemis gülénistes de l'Etat partout où cela l'arrange, en particulier dans ce qui reste de la presse indépendante.
In countries like Turkey the free press is now behind bars. The remaining press became Erdogan's propaganda aparatus.
— Chris taylor (@Nightrider1001) August 23, 2017
Dans des pays comme la Turquie, la presse libre est maintenant derrière les barreaux. Le reste est devenu l'appareil de propagande d'Erdogan.
Deniz has been arrested because of covering Erdoğan's son-in-law's leaked e-mails. Detained for terror propaganda. Is Journalism terror?
— Bülent Mumay (@bulentmumay) February 27, 2017
Deniz a été arrêté parce qu'il a traité de la fuite des e-mails du gendre d'Erdogan. Détenu pour propagande terroriste. Terrorisme journalistique ?
#Erdogan mixes terror propaganda and free speech. But what about good old independent journalism? https://t.co/3xE6LP3u09@CPJ_Eurasia
— jean-paul marthoz (@jpmarthoz) January 24, 2016
Erdogan confond propagande terroriste et liberté d'expression. Et le bon vieux journalisme indépendant ?
“There can be no unlimited freedom of press… The West does the same to her journalists” President Erdoğan at foreign investors meeting. pic.twitter.com/2RPACYTyoV
— dokuz8 NEWS (@dokuz8_EN) July 12, 2017
“Il ne peut pas y avoir de liberté illimitée de la presse… L'Occident fait de même avec ses journalistes” [dit] le président Erdogan à une rencontre d'investisseurs étrangers.
Répression sans frontières
La répression d'Erdogan atteint aussi les visiteurs internationaux et les gouvernements étrangers.
Le 5 juillet, la police turque a effectué une rafle dans une session de formation pour les défenseurs turcs des droits humains sur une des îles d'Istanbul, arrêtant tous les participants ainsi que deux formateurs venus de l'étranger. L'affaire est désormais siglée internationalement comme #Istanbul10. Les personnes en garde à vue ont été accusées de “commission de crime au nom d'une organisation terroriste sans en être membre”.
Erdoğan attacks foreign press, foreign analysts and foreign embassies for supporting or tolerating Turkey's enemies.
— Ankaralı Jan (@06JAnk) July 16, 2017
]Dans toute notre histoire, nous [comme peuple] n'avons jamais rien gagné sans en payer le prix. Le jour des comptes viendra]Erdoğan s'attaque à la presse étrangère, aux observateurs étrangers et aux ambassades étrangères pour soutien ou tolérance des ennemis de la Turquie.
En outre, le ministère des Affaires étrangères turc a fait connaître au monde sa certitude que le fléau güléniste s'active aussi hors des frontières du pays.
Hors de Turquie, Gülen est surtout connu comme pédagogue, avec des écoles appliquant ses méthodes éducatives situées dans une centaine de pays autour du monde. Dès avant la tentative de coup d'État de 2016, la Turquie avait commencé à exercer de fortes pressions sur de nombreux pays — notamment en Afrique et en Asie Centrale — pour fermer ces établissements. Une pression redoublée aux lendemains du putsch raté.
Paradoxalement, avant la rupture d'Erdogan avec Gülen, les écoles de ce dernier étaient considérées comme des institutions d'excellence qui créèrent des amis de la Turquie dans une grande partie du monde en développement, et contribuèrent à faire prospérer le “soft power” du pays. Écrivant pour Al-Monitor en 2015, Fehim Tastekin notait l'aspect contre-productif de la tendance à fermer les écoles.
Hélas, à en juger par l'intensité de la propagande d'État de ces quelques dernières années, Erdogan et l'AKP ont jeté aux orties toute considérations de “soft power”.