Les musulmans de l'ex-Union Soviétique prennent fait et cause pour les Rohingyas opprimés de Birmanie

‘Rohingya’. image de l'utilisateur Flickr Rockefeller, Creative Commons

Depuis quelques semaines, les républiques russes du Nord-Caucase et les États ex-soviétiques d'Asie Centrale connaissent une explosion d'intérêt pour l'épreuve de la minorité opprimée des Rohingya du Myanmar, qui partagent la foi islamique dominante dans la région.

Selon l'ONU, plus de 270.000 musulmans Rohingya ont fui l’État Rakhine de Birmanie vers le Bangladesh à la suite de deux semaines d'une offensive gouvernementale déclenchées en partie par un affrontement avec des extrémistes armés. Al Jazeera et les organisations humanitaires estiment à près d'un million les membres de cette minorité apatride ayant fui la Birmanie depuis la fin des années 1970.

Plusieurs grands rassemblements contre ces violences, convoqués semble-t-il grâce à Whatsapp, se sont déjà tenus à Moscou et Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Les rassemblements ont eu lieu sans tenir compte de la position apparemment officielle de la Russie sur le Myanmar (nom officiel de la Birmanie), consistant à bloquer par son veto, plus tôt cette année, une résolution du Conseil de Sécurité de l'ONU relative à la violence exacerbée par l'Etat contre les Rohingya. En Asie Centrale ex-soviétique, si personne n'est descendu dans les rues, un match de football avec l'équipe internationale du Myanmar a été annulé pour des raisons de sécurité, et les posts Facebook, pétitions et même poèmes de soutien aux Rohingya ont envahi les timelines.

Un homme fort prend position

Les rassemblements qui ont eu lieu à Moscou les 3 et 4 septembres n'étaient pas autorisés, dans un pays où le droit de manifester est étroitement encadré. Le premier rassemblement de Moscou n'a donné lieu à aucune arrestation, malgré la forte présence policière, mais 17 personnes ont été interpelées brièvement lundi, dans un deuxième rassemblement. Selon des articles dans les médias russes, des groupes WhatsApp ont servi de réseau principal pour organiser les manifestations.

Le très controversé dirigeant de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov a joué un rôle majeur dans l'organisation de la riposte au soudain pic de violence et de persécution d'Etat dans le pays d'Asie du Sud-Est. Kadyrov, renommé pour sa croisade anti-homosexuels et son fougueux soutien au Président russe Vladimir Poutine, a usé de ses comptes sur les médias sociaux pour fustiger l'inaction des chefs d’État dans le monde. Le 4 septembre, il a convoqué un rassemblement auquel ont assisté des dizaines de milliers de personnes — le nombre officiellement avancé était d'un million, soit près de 80 % de la population totale de la république — dans la capitale tchétchène Grozny. Trois jours plus tard, le jeudi, Kadyrov a fait une nouvelle déclaration sur Instagram, indiquant qu'aucune autre manifestation ne serait nécessaire, la prise de conscience étant suffisante.

La rencontre du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov et du Président russe Vladimir Poutine en début d'année. Source photo : gouvernement russe. Creative commons.

A ce stade, Kadyrov avait déjà suggéré que Moscou devrait accentuer la pression sur le Myanmar, tout en proclamant qu'il lancerait une frappe nucléaire contre les oppresseurs des Rohingya s'il en avait la capacité.

Il a dit par la suite que ses propos — qualifiés par les analystes d'alarmants pour ses supérieurs au Kremlin — avaient été sortis de leur contexte par ses ennemis. Le ministère russe des Affaires étrangères avait mis en garde le 8 juin contre toutes pressions sur le Myanmar.

Vu la posture intransigeante de Kadyrov à l'égard du Myanmar, c'est sans surprise que les usagers de médias sociaux de Tchétchénie ont été les plus bruyants à clamer sur l'Internet russe leur soutien aux Rohingya. Les internautes des républiques voisines du Daghestan et d'Ingouchie se sont aussi fait entendre, tandis que les citoyens des autres républiques fédérées à majorité musulmane, Tatarstan et Bashkortostan, restaient largement silencieux.

Ce biais nord-caucasien s'est reflété sur Yandex, le preincipal moteur de recherche de Russie, qui a enregistré une nette augmentation des recherches sur le Myanmar (Мьянма en cyrillique) en provenance de la région.

Le mot “Myanmar” en tête des recherches des utilisateurs en Tchétchénie et au Daghestan sur le moteur de recherche russe Yandex

Le soutien à la cause des Rohingya à travers la région a une allure de pop-up. De nombreuses pages Vkontakte de longue date à thèmes islamiques se sont transformées en une nuit en canaux de plaidoyer permanent pour les Rohingya. La plupart sont ouvertement administrées par et destinées aux habitants de la Tchétchénie.

‘Non au génocide des musulmans en Birmanie (Myanmar)’ Mème pro-Rohingya largement partagé sur les médias sociaux russes

Une de ces communautés en ligne, [V]Chechnye ([En]Tchétchénie), a posté pas moins de 43 messages relatifs à la crise des Rohingya depuis le 1er septembre. Ils consistent en vidéos informant les musulmans des atrocités contre les Rohingya, appels à signer une pétition de Change.org, et allégations que les violences anti-musulmans dans les régions traditionnellement bouddhistes de Russie comme la Kalmoukie restent impunies (citant les incidents rapportés dans les médias russes, comme l'incendie par des assaillants non identifiés d'une salle de prière à Ellista, la capitale kalmouke, et le jet d'une tête de porc dans une mosquée de village).

Certains sont allés jusqu'à recruter en ligne des volontaires pour rejoindre un “saint djihad” pour sauver leurs frères au Myanmar.

Une page, Entendu par hasard en Tchétchénie, a publié un post attirant l'attention sur le rassemblement du 4 septembre, et ajoutant à grand renfort de points d'exclamation des instructions sur la façon d'entretenir la mobilisation.

Они переживают то,на что мы даже смотреть не можем.
#Рахиньямыстобой
АЛЛАХУ АКБАР
Завтра (04.09) митинг в Грозном центральная мечеть !!
Не останьтесь равнодушными !!!!
Максимальный репост !!

Давайте все устроим митинг в соц.сетях!!! Все! Все! Все кто против геноцида в Мьянме! Неважно какой веры вероисповедания вы и нации!!!
Поставим на аву в Instagram, What’s App, VK и тд это фото! (Фото пересылайте вместе с текстом)
НЕ ЛАЙКАЕМ ФОТО И ВИДЕО ПО ДРУГОЙ ТЕМЕ! Чтобы в ленте популярных была только тема геноцида!!! Чтобы все видели!!!
РАСПРОСТРАНИТЕ О МИТИНГЕ В СОЦ СЕТЯХ ВСЕМ КОГО ВЫ ЗНАЕТЕ! Пусть весь мир знает что мы не оставим эту тему! И пойдем на все чтобы спасти невинных людей!!!
ХЕШТЕГ #РОХИНЬЯМЫСТОБОЙ

Ils vivent quelque chose que nous ne pouvons pas même imaginer.
#Rohingyanoussommesavecvous
ALLAHU AKBAR
Demain (04.09), rassemblement à la mosquée centrale de Grozny !!
Ne restez pas indifférents !!!!
Reposter au maximum !!

Rassemblons-nous tous sur les réseaux sociaux !!! Absolument tous ! Tous ceux qui sont contre le génocide au Myanmar !!! Peu importe votre foi, religion et nationalité !!!
Postez cette photo comme image de profil sur Instagram, What’s App [sic], Vkontakte, etc (partagez la photo avec son texte)
NE LIKEZ PAS LES PHOTOS ET VIDÉOS SUR UN AUTRE THÈME ! Pour que le génocide soit le thème le plus populaire !!! Pour que tout le monde voie !!!
DIFFUSEZ L'INFORMATION SUR LE RASSEMBLEMENT À TOUTES VOS CONNAISSANCES SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX ! Que le monde entier sache que nous ne lâcherons pas le sujet !!! Nous allons tout faire pour sauver des innocents !!!
HASHTAG #ROHINGYANOUSSOMMESAVECVOUS

Même My Private Aul, une communauté en ligne anonyme pour les gays du Nord Caucase — sans doute un des groupes les plus marginalisés et persécutés de Russie — a posté un appel à signer une pétition adressée au représentant russe à l'ONU.

La pétition, qui au moment de l'écriture de cet article comptait plus de 160.000 signatures, exhorte l'ambassadeur Vassili Nebenzya à soutenir une résolution du Conseil de Sécurité de l'ONU sur les violences au Myanmar, au lieu d'y opposer son veto aux côtés de la Chine, comme il l'a fait plus tôt cette année.

Football politique et poèmes du malheur

De l'autre côté de la Caspienne, dans les pays d'Asie Centrale autrefois partie de l'Union Soviétique, la réaction a aussi été forte aux violences du Myanmar. Elle a été la plus visible au Kirghizstan, où le gouvernement a annulé une rencontre de qualification avec le Myanmar prévue dans le cadre de la Coupe d'Asie de football, invoquant des craintes de potentielles menaces terroristes et d'affrontements de supporters avec les joueurs birmans.

Le match de groupe A de la Coupe d'Asie de foot 2019 entre Kirghizstan et Myanmar reporté pour raisons de sécurité.

De nombreux utilisateurs kirghizes des réseaux sociaux ont trouvé la réaction excessive. Mais la nervosité des officiels était palpable à l'approche du match, devant les appels des utilisateurs de réseaux sociaux, soit au boycott du match, soit à une manifestation pacifique devant le stade, ou encore à une minute de silence pour les victimes Rohingya avant le coup d'envoi.

La Fédération de football, dont la page Facebook déborde de critiques contre le Myanmar et de soutiens aux Rohingya, a posté un recours gracieux avant que le Premier Ministre kirghize décide finalement d'annuler le match :

Мы себя позиционирует,как дружелюбный и гостеприимный народ!!! Мы скорбим и неприемлем,как и все,то,что происходит с мусульманами в Мьянме! Но…Давайте 5 сентября покажем,что мы не поддаёмся провокациям, давайте дружно поболеем за наших ребят!

Nous nous positionnons comme une nation amicale et hospitalière !!! Comme tout le monde nous condamnons et pleurons ce qui arrive aux musulmans au Myanmar ! Mais… montrons le 5 septembre que nous ne cédons pas aux provocations. Soutenons nos gars de façon amicale !

Les Kirghizes n'ont pas tous été convaincus par les messages pro-Rohingya sur Internet. Un post sur le groupe Nous sommes pour un Kighizistan démocratique et laïc (en russe Мы за СВЕТСКИЙ, ДЕМОКРАТИЧЕСКИЙ КЫРГЫЗСТАН!) a évoqué des désaccords avec les sympathies pan-islamiques et les posts écrits “sottement à propos des likes et commentaires”.

Dans ce post, une utilisatrice de Facebook critique un autre qui a écrit “sottement sur les likes et commentaires”. Le post d'origine appelle les musulmans à prier pour les Rohingya et pour que Dieu châtie leurs persécuteurs” avec la plus grande sévérité.”

Les violences in Myanmar ont aussi inspiré un certain nombre de contributions lyriques. Là ce sont les citoyens du Tadjikistan qui se sont mis en avant. Un seul site web, consacré au pays, a compté pas moins de cinq poèmes tadjiks sur les médias sociaux, sur le thème de la tragédie en cours en Birmanie.

La poétesse Shoira Rahimjon a écrit :

Ман меравам, Миянмар!
То Бирмаро бигӯям, бечора хоҳарамро
(Уммедвор ҳам ҳаст) навмедтар насозад…
Қавми маро насӯзад,
Ҷони маро набозад.
Ман меравам ҳаминак….
То Бирмаро кашонам
Бар остонаи адл- бар боргоҳи бахшиш

J'irai au Myanmar !
Dire à la Birmanie de ne pas ôter ses espoirs
À ma pauvre sœur enceinte,
De ne pas brûler mon pays,
De ne pas prendre mon âme,

J'y vais tout de suite !
Emmener la Birmanie à la maison de justice,
Et au foyer du pardon.

Si les manifestations de Grozny et Moscou ont pu contribuer à rapprocher l'Asie Centrale de la cause des Rohingya, on peut aussi noter que l'occasion de solidarité qu'offre le conflit au Myanmar en est aussi une d'auto-défense.

Alors que tous les cinq pays (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan) ont des populations majoritairement musulmanes, ils ont aussi des gouvernements agressivement laïcistes, qui craignent que l'adhésion religieuse croissante ébranle leur autorité.

Des migrants tadjiks se rassemblent dans une rue de Moscou pour les prières de l'Aïd al-Fitr. Prier dans la rue est interdit au Tadjikistan. Photo David Trilling pour Eurasianet.org. Utilisée avec autorisation.

La semaine dernière, le Tadjikistan a décrété l'interdiction totale du voile islamique à l'école, et les fournisseurs de téléphonie mobile ont assailli leurs abonnés de SMS sur la nécessité de revêtir un habillement “national” non religieux. L'Ouzbékistan et Turkménistan voisins sont régulièrement inscrits par le Département d’État étasunien sur la liste des “pays particulièrement préoccupants” pour la liberté religieuse. Le Kazakhstan semble emprunter la même voie.

Aux citoyens de ces pays par conséquent, les souffrances d'une communauté géographiquement éloignée dont ils partagent la religion offrent donc une occasion d'amplifier les inquiétudes sur les injustices commises contre les musulmans à travers le monde, sans trop craindre les conséquences d'en parler à haute voix.

Et pour Ramzan Kadyrov en Tchétchénie, la tragédie des Rohingya représente quelque chose d'encore mieux : un passeport pour le pouvoir et l'influence dans le monde musulman.

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