L'implication de la Turquie dans le conflit au Nagorno-Karabakh pourrait se retourner contre l'Azerbaïdjan

Une poignée de main entre le Président turque et le Président azerbaïdjanais entre les drapeaux des deux pays.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan rencontre le président azerbaïdjanais IIham Aliyev à Bakou, en février 2020. Photo par President.Az / Wikimedia Commons, sous licence CC-BY-4.0. Certains droits réservés.

L’article d'origine a été publié en anglais le 7 octobre 2020.<

Ce n'est pas la première fois ces dernières années que des combats éclatent au Haut-Karabakh.

Cependant, selon des experts, la violence des récentes dissensions revêt un caractère nouveau : à présent, on peut presque sans se tromper considérer le conflit comme une guerre à part entière. Les pouvoirs régionaux jouent également un rôle de plus en plus important dans le conflit. Si la Russie, alliée de l'Arménie, est étrangement restée en retrait, il n'en est pas de même pour les alliés de l'Azerbaïdjan présents à Ankara. En effet, la Turquie a dernièrement fourni un large soutien aussi bien politique que militaire à l'Azerbaïdjan. Les médias internationaux ont déclaré que des mercenaires des zones contrôlées par la Turquie au nord de la Syrie ont été transférés au sud du Caucase pour combattre aux côtés de Bakou (ces rapports ont d'ailleurs été catégoriquement niés par les autorités azerbaïdjanaises).

La Turquie et l'Azerbaïdjan partagent la plus petite des frontières : l'enclave du Nakhitchevan, en Azerbaïdjan, est limitrophe de la Turquie de l'Est, bien qu'il soit lui-même séparé de l'Azerbaïdjan par l'Arménie et l'Iran. Pendant des décennies, ces pays étaient également séparés par le Rideau de fer : en 1920, l'Azerbaïdjan était sous un régime soviétique tandis que la Turquie est devenue un État membre de l'OTAN en 1952.

Cependant, la Turquie et l'Azerbaïdjan partagent aussi des racines turques, ont des langues très similaires et une histoire commune concernant le conflit qui se déroule dans le Haut-Karabakh. La Turquie a été le premier pays à reconnaître l'Azerbaïdjan comme un État indépendant après la chute de l'Union soviétique. Au même moment, ses relations avec l'Arménie sont officiellement inexistantes, car la longue frontière entre les deux pays est fermée depuis la première guerre du Haut-Karabakh qui a eu lieu au début des années 1990. Mais surtout, le refus par la Turquie de reconnaître les événements de 1915 comme un génocide continue d'attirer les foudres de l'opinion publique arménienne.

Dans ce contexte, il n'y a rien de surprenant à ce qu'Ankara demeure un soutien sans faille pour Bakou. Les experts se demandent néanmoins de plus en plus : pourquoi maintenant ? Pourquoi à cette échelle ? Et quel rôle la politique intérieure turque joue-t-elle ?

Pour mieux comprendre cela, j'ai discuté avec Rovshan Aliyev, un ancien journaliste de Radio Free Europe originaire d'Azerbaïdjan qui travaille actuellement en tant que formateur aux médias à Prague, capitale de la République tchèque. Cette interview a été abrégée et éditée pour des questions de style.

Rovshan Aliyev

Rovshan Aliyev, photo utilisée avec permission.

Filip Noubel (FN) : De quelle manière l'intensification du conflit, que l'on observe depuis le 27 septembre, diffère-t-elle de combats précédents entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie ?

Rovshan Aliyev (RA): Well, this is not a routine disruption of the [1994] ceasefire, something that has been happening occasionally on the frontline for years. This is almost a full-scale, continuous military operation. During previous standoffs, even in the most recent one in 2017, Armenia never openly threatened Azerbaijan with a military intervention to Azerbaijan, saying that the forces holding Azerbaijani territories are the self-defence army of Nagorno-Karabakh. But this time, we see a policy change, as Armenia is no longer hiding its direct involvement. On March 30, the Armenian Defence minister David Tonoyan declared that his country must prepare for “a new war for new territories” on the website Aravot.am. In May, Armenian Prime Minister Nikol Pashinyan participated in an inauguration event in Shusha, a city in Nagorno Karabakh that holds special significance for Azerbaijanis as a cultural centre and a place formerly inhabited almost exclusively by Azerbaijanis which has been since ethnically cleansed. More recently, Pashinyan's wife, Anna Hakobyan also posed on social media holding a Kalashnikov rifle. Finally, in July, Armenian forces also shelled the region of Tovuz, which is situated inside Azerbaijan. 

Rovshan Aliyev (RA) : Eh bien, il ne s'agit pas d'une interruption de routine du cessez-le-feu [de 1994], ou de quelque chose qui se produit occasionnellement au front depuis des années. Il s'agit plutôt presque d'une opération militaire continue à grande échelle. Au cours des affrontements précédents, même lors du plus récent en 2017, l'Arménie n'a jamais ouvertement menacé l'Azerbaïdjan d'une intervention militaire en son sein, expliquant que les forces détenant des territoires azerbaïdjanais constituaient l'armée d'autodéfense du Haut-Karabakh. Cette fois-ci, nous constatons un changement d'ordre politique, car l'Arménie ne cache plus son implication directe. Le 30 mars, le ministre de la Défense arménien David Tonoyan a déclaré sur le site internet Aravot.am que son pays devait se préparer à « une nouvelle guerre pour de nouveaux territoires ». En mai, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a quant à lui participé à une inauguration à Choucha, ville du Haut-Karabakh qui revêt une importance spéciale pour les habitants de l'Azerbaïdjan, puisqu'elle représente un centre culturel ainsi qu'un lieu au sein duquel habitaient autrefois presque exclusivement des Azerbaïdjanais, mais qui a depuis été nettoyé ethniquement. Plus récemment, la femme de Pachinian, Anna Hakobyan, s'est également montrée sur les réseaux sociaux tenant un fusil de type Kalachnikov. Enfin, en juillet, les forces arméniennes ont de plus bombardé la région de Tovuz, ville située en Azerbaïdjan.

FN : Pour quelle raison la Turquie soutient-elle Bakou de manière si évidente et si ouvertement cette fois ? Qu'est-ce que cela signifie pour les ambitions turques et pour la politique azerbaïdjanaise ? 

RA: Turkey was always supportive [of Azerbaijan] in terms of politics and diplomacy, but did not display direct military support. In 1991, Turkey recognised the independence of Armenia, but after Armenian forces occupied territories around Nagorno Karabakh, that is an additional seven districts of Azerbaijan, Turkey closed its border with Armenia. This was a form of economic sanction, but not a full-scale one, as to this day, the trade turnover between Turkey and Armenia amounts to several hundred millions of US dollars.

This time it seems that Turkish president Recep Tayyip Erdoğan wants to go beyond words and to support Azerbaijan with hardware. But I think such cooperation might harm more Azerbaijan than help it. Authoritarian leaders like Erdoğan try to take advantage of every situation, so Azerbaijan must be careful as Turkey’s direct involvement may complicate the conflict even more. So far, I don’t see any proof that the Turkish air force is directly involved. Concerning military equipment sales, it is not a secret that each side buys the weapon from several countries: Russia sells weapons to Azerbaijan, and sends more to Armenia for free, via Iranian territory. Azerbaijan has a US$1.6 billion contract with Israel, while Serbia has sold weapons to Armenia.

RA : La Turquie a toujours été un soutien [de l'Azerbaïdjan] en matière de politique et de diplomatie, mais ne lui a jamais directement fourni de soutien militaire. En 1991, la Turquie a reconnu l'indépendance de l'Arménie, mais suite à l'occupation de territoires autour du Haut-Karabakh par des forces arméniennes, soit sept régions supplémentaires de l'Azerbaïdjan, elle lui a fermé ses frontières. Cela a constitué une forme de sanction économique, mais pas complète : à ce jour, le chiffre d'affaires du commerce entre la Turquie et l'Arménie s'élève à quelques centaines de millions de dollars américains.

Cette fois-ci, il semble que le Président turc Recep Tayyip Erdoğan souhaite offrir plus que des paroles et apporter un soutien matériel à l'Azerbaïdjan. Je pense cependant que ce soutien pourrait bien jouer en défaveur de l'Azerbaïdjan plutôt que l'aider. Les dirigeants autoritaires comme Erdoğan tentent de tirer avantage de chaque situation, l'Azerbaïdjan doit donc être prudent car l'implication directe de la Turquie pourrait davantage compliquer le conflit. Jusqu'ici, je ne vois aucune preuve d'implication directe des forces aériennes turques. En ce qui concerne la vente d'équipement militaire, le fait que chaque camp se procure des armes dans d'autres pays n'est pas un secret : la Russie en vend à l'Azerbaïdjan et en envoie davantage à l'Arménie gratuitement par le biais du territoire iranien. L'Azerbaïdjan a un contrat d'1,6 milliard de dollars américains avec l'Israël, tandis que la Serbie vend des armes à l'Arménie. 

FN : Pensez-vous que la Russie est incapable d'imposer un cessez-le-feu ou ne désire pas encore le faire, probablement à cause de la position ambigüe de Pachinian envers la dépendance de l'Arménie à la Russie ? 

RA:  The previous political tandem in Armenia of President [Robert] Kocharyan and Prime Minister [Serzh] Sargsyan, the leaders of Russia and Armenia had a mutual understanding for many years, despite their interests being so different. In my opinion, the new Armenian leader Pashinyan [who came to power in 2018] felt himself alienated from this trio. As the revolutionary euphoria diminished in Armenia, the social, and then political crisis deepened, so Pashinyan desperately started to play the Karabakh card. I think he calculated that militarist behaviour might help him strengthen his position in Armenia. But Russia’s more neutral behaviour when compared to previous times shows that Pashinyan has miscalculated. 

RA : L'ancien tandem politique arménien du Président [Robert] Kotcharian et du Premier ministre [Serge] Sarkissian en Arménie a partagé une entente mutuelle avec les dirigeants russes pendant de nombreuses années, bien que leurs intérêts diffèrent sur de nombreux points. À mon avis, Pachinian, le nouveau dirigeant arménien [qui est arrivé au pouvoir en 2018], s'est senti exclu de ce trio. Tandis que l'euphorie révolutionnaire diminuait en Arménie, la crise sociale, puis la crise politique se sont aggravées, ce qui a conduit Pachinian à jouer la carte du Haut-Karabakh, en désespoir de cause. Je pense qu'il a fait des calculs et déduit qu'un comportement militariste pourrait l'aider à raffermir sa position en Arménie. Le comportement plus neutre de la Russie comparé aux fois précédentes montre cependant que Pachinian a fait un mauvais calcul.

FN : À votre avis, quels sont les scénarios les plus optimistes et pessimistes pour les jours et semaines à venir ? Et pensez-vous qu'un espace de dialogue entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie soit possible ? Qui espère que oui, et où ? 

RA: I think [the conflict] will be shorter than Azerbaijan wants, but longer than Armenia and its international allies want. I always believed in people's diplomacy, but the governments of all three countries have hindered such initiatives. On the Armenian side, most people are prisoners of the militarist ideology of the Dashnaktsutyun party, that has suppressed alternative voices. This group has fuelled the conflict from abroad, published many books, falsified many historical facts, and filled libraries with charged literature, particularly during the Cold War. Western powers were interested in the collapse of the USSR, thus the Dashnaktsutyun ideology was very suitable for this purpose. I’m against communism and the USSR, but I’m against using ethnic discrimination and ethnic conflicts to achieve their demise. The  Azerbaijani rhetoric, including the militaristic and hateful speech which we see in the media, is a reaction to this Dashnaktsutyun propaganda. It is not a rational reaction.

Therefore, I personally know many Armenians, like Filip Ekozyants, a brave Armenian intellectual, who must be supported as alternative voices. Azerbaijani and Armenian people need a common project to find out ways to bring their positions closer. We must recognise that a century ago, Ottoman officials decided to deport Armenian people from their homes, and it resulted in a catastrophe, even some don’t want to use the word genocide. But we must also recognise that Azerbaijanis were not participants in this. A century ago two empires disintegrated: in the Ottoman Empire Armenians suffered, while in the Russian Tsarist Empire, Azerbaijanis suffered. Thus if some Armenians think that they must take revenge for Ottoman crimes in Nagorno Karabakh and other Azerbaijani territories, this notion is unrelated, unacceptable, and ridiculous. On the other hand, Azerbaijanis must be vigilant in order not to support neo-Ottoman rhetoric spread by Erdoğan supporters. 

RA : Je pense qu'il [le conflit] sera plus court que ce que souhaite l'Azerbaïdjan, mais plus long que ce que désirent l'Arménie et ses alliés internationaux. J'ai toujours cru en la diplomatie des peuples, mais les gouvernements de ces trois pays ont entravé une possible entente. Du côté de l'Arménie, la plupart des citoyens sont prisonniers de l'idéologie militariste de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), qui a étouffé les voix alternatives. Ce groupe a alimenté le conflit à distance, publié de nombreux ouvrages, falsifié grand nombre de faits historiques, et rempli les bibliothèques d'œuvres tendancieuses, en particulier pendant la Guerre Froide. Les puissances de l'Ouest se sont intéressées à la chute de l'URSS : ainsi, les idéologies de la FRA étaient complètement adaptées à cela. Je désapprouve le communisme et l'URRS, mais je suis également contre l'utilisation de discrimination et de conflits ethniques pour parvenir à les démanteler. La rhétorique azerbaïdjanaise, y compris le discours militariste et haineux que l'on peut voir dans les médias, est une réaction à cette propagande de la FRA, et non une réaction rationnelle.
De plus, je connais personnellement de nombreux Arméniens, dont Philippe Ekozyants, intellectuel arménien courageux, qui doit être soutenu en tant que voix alternative. Les peuples azerbaïdjanais et arméniens ont besoin d'un projet commun pour parvenir à rapprocher leurs positions. Nous devons reconnaître qu'il y a un siècle, les fonctionnaires ottomans ont pris la décision de déporter les Arméniens et que cela s'est soldé par une catastrophe, même si certains refusent d'utiliser le mot “génocide”. Cependant, nous devons aussi reconnaître que l'Azerbaïdjan n'a pas pris part à cela. Il y a un siècle, deux empires se sont désintégrés : dans l'Empire ottoman, les Arméniens ont souffert, dans l'Empire tsariste russe, cela a été le cas des Azerbaïdjanais. Donc si des Arméniens pensent qu'ils doivent se venger pour les crimes ottomans en attaquant le Haut-Karabakh et d'autres territoires d'Azerbaïdjan, cette motivation est sans rapport avec ce qui s'est produit, inacceptable et ridicule. D'un autre côté, les Azerbaïdjanais doivent être vigilants afin de ne pas se rallier à la rhétorique néo-ottomane diffusée par les supporters d'Erdoğan. 

Lisez une interview avec Mikayel Zolyan, politicien arménien et analyste, en cliquant sur ce lien.

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