L’article d'origine a été publié en anglais le 11 mai 2020. Certaines informations ont été mises à jour pour refléter l'évolution de la situation sanitaire (notes entre crochets). Pour en savoir plus sur l'impact mondial du COVID-19, rendez-vous sur la rubrique sépciale de Global Voices (en français).
Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.
La pandémie de Covid-19 a durement frappé la Russie, avec plus de 10 000 nouveaux cas [ru] confirmés par jour. Le 11 mai 2020, la carte en ligne de l'Université Johns Hopkins indiquait 221 000 cas confirmés dans le pays. [Actuellement, ce chiffre s'élève à 3 179 898, ndlt.] Des mesures strictes de confinement ont été annoncées le 5 mars et ont depuis été prolongés plusieurs fois [avant d'être levées en juin].
Suite à de nombreuses spéculations, le 17 avril, le président Vladimir Poutine a fait l'impensable, et a annulé la grande parade militaire pour le Jour de la victoire, fêté chaque année le 9 mai pour commémorer la capitulation de l'Allemagne nazie en 1945. Le matériel militaire le plus récent de la Russie et les soldats en uniformes d'époque devaient défiler devant les dirigeants russes, les vétérans de la Seconde Guerre mondiale, et plusieurs dignitaires étrangers.
Ne pouvant pas déposer de couronnes de fleurs ni assister aux parades, les Russes ont commémoré cette journée en ligne.
Un jour de ferveur
Le fait que Poutine ait semblé tarder pendant un certain temps avant de reporter le défilé et les autres événements publics témoigne de l'immense importance du Jour de la victoire dans la Russie moderne. D'un autre côté, le fait que même les organisations de vétérans lui aient demandé d'annuler le défilé [ru] montre le niveau de préoccupation quant à la pandémie de Covid-19.
Comme l'a remarqué le sociologue Mischa Gabowitsch dans son récent essai pour Eurozine :
In Russia, surveys document the increasing importance of Victory Day. Between 2010 and 2018, the number of those who named it as one of the three most important holidays went from 38% to 71%, overtaking New Year’s Day and religious festivals such as Easter or Christmas.
En Russie, les sondages documentent l'importance croissante du Jour de la victoire. Entre 2010 et 2018, le nombre de personnes ayant déclaré ce jour comme l'une des trois fêtes les plus importantes est passé de 38% à 71%, dépassant le Nouvel An et les fêtes religieuses comme Pâques ou Noël.
L'annulation des festivités du Jour de la victoire était une grande déception, d'autant plus que cette année marquait les 75 ans depuis la défaite soviétique de l'Allemagne nazie. Les défilés militaires traditionnels et les marches du régiment immortel ont été annulées dans tout le pays. À la place, le président Vladimir Poutine a déposé des fleurs sur la tombe du Soldat inconnu à Moscou devant un public composé de représentants du gouvernement et de journalistes. L'ouverture d'une immense nouvelle cathédrale des forces armées à l'extérieur de Moscou, qui avait été prévue pour le Jour de la victoire, a également été repoussée (le bâtiment a acquis une notoriété quand on a découvert que l'une de ses nombreuses mosaïques représentait Poutine, le ministre de la Défense Sergueï Shoigu, et d'autres agents des forces de l'ordre. Selon certains rapports, les mosaïques ont ensuite été retirées.)
Pendant ce temps, 75 avions militaires ont mis en scène un survol au-dessus de la capitale russe, et la journée s'est terminée avec le traditionnel feu d'artifice. « Nous sommes invincibles quand nous sommes unis », a déclaré le président.
Néanmoins, une poignée de Russes a rompu les rangs en essayant d'organiser les célébrations publiques eux-mêmes. L'après-midi du 9 mai, plusieurs députés du Parti communiste (KPRF) de la Douma de la ville de Moscou ont été arrêtés [ru] par la police lors de l'organisation d'un rassemblement du Jour de la victoire sur la place Pouchkinskaya de la capitale. L'un des participants a fait part de son mécontentement au journal Novaya Gazeta, faisant valoir qu'ils respecteraient les règles de distanciation sociale. Le gouverneur local a affirmé que 880 résidents d'Ekaterinbourg, une grande ville de la région de l'Oural, ont reçu une amende [ru] ce même jour pour avoir violé le régime de mise en quarantaine. Plusieurs d'entre eux avaient essayé d'organiser des marches pour le Jour de la victoire ou d'assister aux commémorations.
Le 9 mai n'est pas aussi important dans d'autres États post-soviétiques, qui ont annulé les défilés et événements publics prévus. La seule exception est le voisin Bélarus, dont le président Alexandre Loukachenko, qui a parlé du COVID-19 comme d'une « psychose collective », a organisé un rassemblement de masse où 4000 troupes ont marché devant une foule de spectateurs. Le Turkménistan a également célébré le Jour de la victoire avec un défilé ; le gouvernement turkmène, affichant son manque de transparence habituel, continue d'affirmer qu'il n'y a aucun cas de coronavirus dans le pays.
Lukashenko at WW2 parade: "In this insane, disoriented world, there will be people who condemn us for time and place of this sacred act… Don't rush to conclusions or condemn us, descendants of victorious Belarusians. We couldn't have acted differently. We had no other choice." pic.twitter.com/EUdxloxvQv
— Andrew Roth (@Andrew__Roth) May 9, 2020
Loukachenko au défilé de la Seconde Guerre mondiale : « Dans ce monde insensé et désorienté, certaines personnes nous condamneront pour le temps et le lieu de cet acte sacré… Ne tirez pas de conclusion trop vite ou ne nous condamnez pas, descendants des Biélorusses victorieux. Nous n'aurions pas pu agir différemment. Nous n'avions pas d'autre choix. »
Plusieurs symboles omniprésents du Jour de la victoire sont des créations plus récentes, popularisées à mesure que le festival a pris de l'ampleur dans la vie publique russe. Les cortèges du régiment immortel, qui voient des milliers de Russes descendre dans la rue avec des portraits d'ancêtres qui ont combattu pendant la guerre, ont d'abord été lancés sous forme d'initiative locale à Tomsk en 2012, tandis que le Ruban Saint-Georges orange et noir fut distribué en masse pour la première fois en 2004-2005. Ces derniers ont aussi acquis un lien avec des initiatives patriotiques et sont devenus des symboles de soutien aux autorités.
Par conséquent, ce jour est à la fois une occasion pour les citoyens ordinaires de lancer des commémorations locales et pour le gouvernement de redorer son blason avec le public russe et de profiter d'un élan de ferveur patriotique.
Commémoration sur RuNet
Face à ces restrictions, le public russe s'est tourné vers RuNet pour commémorer le Jour de la victoire, avec un peu d'encouragement de l'État. En plus du hashtag habituel #ДеньПобеды (#JourDeLaVictoire), les Russes ont aussi partagé leurs pensées avec le hashtag #ДеньПобедыВстречаемДома (#OnFêteLeJourDeLaVictoireÀLaMaison). Dans un geste qui rappelle les applaudissements des Italiens pour le personnel soignant depuis leurs balcons, les Russes sont sortis sur leurs balcons pour chanter à l'unisson une chanson populaire du Jour de la victoire de l'ère soviétique [fr] par David Tukhmanov (à l'origine du hashtag #ОкнаПобеды, ou « fenêtre de la victoire », et #ПоёмДвором, ou « la cour chante »).
Les autorités de la ville de Moscou ont lancé une « visite virtuelle [ru] », permettant aux utilisateurs de « visiter » les lieux historiques importants de la capitale russe et d'en apprendre plus sur le rôle qu'ils ont joué pendant la guerre. L'initiative est liée à l'application Eternal Stars [ru] (étoiles à jamais), dans laquelle les mobinautes peuvent aller d'un lieu historique important à l'autre à travers le pays et tester leur connaissance de la guerre avec un quiz en ligne sur chaque lieu.
Les sources historiques en ligne telles que celles-ci ne sont pas rares. Ces dernières années ont vu plusieurs tentatives très médiatisées de « numériser » des engagements populaires avec l'histoire, la plus célèbre d'entre elles étant la série « future history » du journaliste russe Mikhail Zygar [ru]. La dernière création de Zygar est The Real 1945, un récit sur les réseaux sociaux qui relate l'avancée de l'Armée rouge en Allemagne. Tous les posts sur les réseaux sociaux sont basés sur de vrais documents d'archives et journaux de l'époque (Zygar avait déjà essayé la même approche avec un récit en ligne de la révolution russe [ru], soutenu par le géant numérique Yandex).
L'ingéniosité de RuNet a bien préparé la Russie pour commémorer le Jour de la victoire confiné, faisant de la fête la plus populaire du calendrier un événement de masse en ligne.
La nouvelle initiative la plus remarquable était le régiment immortel en ligne, hébergé sur le site 2020.polkrf.ru [ru]. Au lieu de marcher dans les rues avec une pancarte, les utilisateurs ont téléchargé des photos d'eux aux côtés d'ancêtres, qui défilaient ensuite en direct devant les spectateurs, formant un cortège virtuel.
Cette initiative a été très largement saluée par les médias de l'État, qui affirment que le régiment immortel de cette année a établi un record historique, avec trois millions de personnes « assistant » à la marche en ligne dans tout le pays :
? Участниками акции «Бессмертный полк онлайн» стали почти три миллиона человек!
Трансляция акции будет вестись на протяжении нескольких дней.
Это самый масштабный «Бессмертный полк» за всю историю. О памяти, которая сильна как никогда расскажет Алексей Лазуренко.#ДеньПобеды pic.twitter.com/6W5KQqIjlq— Пятый канал Новости (@5tv) May 10, 2020
Trois millions de personnes ont participé au « régiment immortel en ligne » !
L'événement sera diffusé sur plusieurs jours. C'est le plus grand « régiment immortel » de toute l'histoire. C'est un souvenir qui est plus puissant qu'Alexeï Lazurenko ne peut l'exprimer. #JourDeLaVictoire
L'utilisateur de Telegram SuevernayaDemokratiya (« Démocratie superstitieuse », apparemment un jeu de mot sur le concept de la démocratie souveraine) a remarqué que ces initiatives reflétaient l'engagement profond pour le 9 mai, que ce soit dans les sphères de pouvoir ou parmi les citoyens ordinaires, et a prédit qu'elles pourraient évoluer vers d'autres formes de commémoration :
Сейчас можно уже констатировать, что праздник Дня Победы коронавирусного 2020 года прошел успешно. И не просто прошел, а обрел новые смыслы.
Люди не смогли собраться на площадях и улицах, но вышли на свои балконы, пели песни, зажигали фонарики, делились эмоциями и чувствами на различных интернет-площадках, принимали участие в Бессмертном полке в формате онлайн. Коронавирус 9 мая у граждан нашей страны забрать не смог. Этот день запомнился большим количеством новых искренних инициатив и акций, которые вполне могут перерасти в новые традиции празднования Дня Победы. Те же ОкнаПобеды или ПоемДвором вполне можно повторить в следующем году и без всяких самоизоляций.
Хорошо, когда праздник есть и его празднуют, но по-настоящему живет он только тогда, когда новые поколения наполняют его чем-то своим. Мы помним великий подвиг нашего народа, и проклятой китайской заразе нас не сломить. Это наша собственная победа в войне с невидимым врагом.
On peut déjà dire que les célébrations du Jour de la victoire, durant cette année 2020 du coronavirus, ont été un succès. Et elles n'ont pas seulement été un succès, mais elles ont pris un tout autre sens.
Malgré le fait que les gens ne puissent pas se réunir sur les places et dans les rues, ils ont chanté des chansons sur leurs balcons, ont allumé leurs lanternes, ont partagé leurs émotions et ressentis sur de nombreux sites, et ont pris part au régiment immortel en ligne. On se rappellera de ce jour pour ses nombreuses nouvelles initiatives à succès et ses actes qui pourraient bien devenir de nouvelles traditions du Jour de la victoire. Les personnes pourraient tout à fait refaire les « fenêtres de la victoire » ou « chanter dans la cour » l'année prochaine, sans aucune mesure de confinement.
Donc c'est super quand on peut voir un festival et le fêter, mais un festival perdure véritablement quand de nouvelles générations se l'approprient. On se souvient des grands combats de notre population, et cette foutue infection chinoise ne nous brisera pas. C'est notre victoire personnelle dans une guerre contre un ennemi invisible.
– SuevernayaDemokratiya, Telegram, le 10 mai 2020 [ru]
Un ennemi invisible
Des comparaisons entre la lutte contre le coronavirus et l'invasion allemande sont courantes ; c'est le parallèle historique le plus significatif dans la Russie d'aujourd'hui. En mars, le métropolitain Tikhon de Pskov a déclaré [ru] que le monde faisait face à « une troisième guerre mondiale », 75 ans après la seconde.
Évidemment, les vétérans ont mis à contribution leur expérience de la Seconde Guerre mondiale quand ils discutaient de la crise du Covid-19. Zinaida Korneyeva, un vétéran de 98 ans originaire de Saint-Pétersbourg, a connu la gloire grâce à une série de vidéos YouTube dans lesquelles elle se remémore son engagement à l'armée en tant qu'artilleur antiaérien. Inspirée de l'example du vétéran britannique Tom Moore, Korneyeva a créé une campagne de financement participatif pour soutenir le personnel soignant infecté par le Covid-19. À ce jour, plus de 1,5 millions de roubles ont été recueillis pour sa cause.
Beaucoup de Russes s'attendaient à entendre ces parallèles dans le discours du Jour de la victoire de Poutine, étant donné l'affection du président pour l'historicisation des malheurs actuels de la Russie. Par exemple, le 8 avril, le président a rassuré un groupe de gouverneurs régionaux en leur disant que la Russie surmonterait le coronavirus, tout comme elle a survécu aux invasions des Petchénègues et des Polovtses.
Cependant, à part quelques appels à la résilience et au soutien collectif, Poutine a plutôt choisi de concentrer son discours du 9 mai sur les événements de la Seconde Guerre mondiale, sans faire de déclarations sur la pandémie que son gouvernement tente désespérément de contenir.
La Russie n'est pas seule à faire appel à la bravoure martiale pour inciter le public à faire preuve de vigilance face au coronavirus. Au Royaume-Uni, la rhétorique de « l'esprit du blitz » est réapparue dans le discours public, non sans susciter des critiques.
Mais comme dans d'autres pays, des experts s'interrogent sur l'exactitude de cette démarche et ce qu'elle pourrait obscurcir quant à l'efficacité des réponses de l'État : comme l'a dit la psychologue Olga Makhovskaya à Radio Svoboda [ru] le 9 mai :
Военная риторика сегодня, когда говорят о врачах, создает демагогическую вату вокруг их реальных проблем. Меня зацепило и очень понравилось высказывание молодого уставшего доктора, который просил: “Не называйте нас героями”. Самая большая проблема, помимо физической угрозы жизни, – это стигматизация в обществе. Какие-то группы обозначают как привилегированные, героические, предполагается, что их ожидают почет и уважение, а остальные – больные, переносчики. Но сами врачи против этого возражают, потому что для них чрезвычайно важно (даже внутри врачебного сообщества) оставаться солидарными. Это значит, что каждый в равной позиции и один может заменить другого. Риторика солидарности – не военная, это риторика ратного труда. […] Пандемия – стихийное бедствие, оно должно развиваться и активно купироваться по законам борьбы со стихийными бедствиями, а не по законам войны. У войны есть враг, идеология. Здесь более благоприятные перспективы. И что очень важно, сейчас идет борьба за будущее. Вопрос, который задают с утра до вечера: когда это все закончится?
La rhétorique militariste utilisée aujourd'hui pour parler de médecins est démagogique. Cela minimise une discussion sur les problèmes réels auxquels ils font face. J'ai été enchantée par une déclaration d'un jeune médecin épuisé qui a dit : « ne nous appelez pas des héros. » Le plus gros problème auquel ils font face, mis à part la menace pour leur vie, est leur stigmatisation dans la société. Certains groupes sont acclamés comme étant héroïques, supérieurs, des personnes méritant l'honneur et le respect, tandis que d'autres sont de potentiels porteurs de maladie. Les médecins eux-mêmes s'opposent à ça ; selon eux, c'est important (même dans le secteur médical) de rester soudé. Nous sommes tous égaux, et les médecins peuvent se relayer. La rhétorique de la solidarité ne porte pas sur le militarisme, elle porte sur l'égalité du travail. […] Une pandémie est une catastrophe naturelle, et doit être stoppée selon les lois de la gestion de crise, pas les lois de la guerre. La guerre a un ennemi, une idéologie discrète. Ici, il y a des perspectives plus favorables. Et maintenant, plus important encore, il y a une lutte pour l'avenir. Et la question qui se pose tous les jours, de l'aube au crépuscule, c'est : quand cela prendra-t-il fin ?
Malheureusement, ce n'est pas seulement une lutte métaphorique. Aujourd'hui, certains soldats russes se battent contre le coronavirus pour de vrai, selon certaines sources.
Quand des journalistes de la chaîne d'information Perm Zvezda ont indiqué [ru] que le gouvernement local avait annulé les défilés du Jour de la victoire en raison des commandes annulées de feux d'artifices et de rubans Saint-Georges, les autorités locales ont dénoncé leurs conclusions, amenant Roskomnadzor, le garde fou des médias d'État de la Russie, à interdire l'article incriminé. Trois semaines plus tard, le défilé dans la ville a été annulé.
Pendant cette période, le défilé du Jour de la victoire sur la place Rouge à Moscou était toujours en préparation. D'après le projet d'enquête indépendant Proekt.Media, des milliers de soldats sont venus à Moscou pour répéter le défilé, après quoi des centaines d'entre eux sont réellement tombés malade du virus.
Les représentants russes sont convaincus que le 75e anniversaire de la victoire soviétique sera fêté avec toute la fanfare de circonstance. Deux dates ont été proposées pour le défilé tardif du Jour de la victoire : le 2 septembre (reconnu comme la date formelle de la fin de la Seconde Guerre mondiale), ou le 7 novembre (l'anniversaire de la révolution d'Octobre).
Cela dépendra, bien sûr, de l'issue de la lutte actuelle d'ici l'automne.
[Un défilé militaire a finalement eu lieu le 24 juin 2020, date anniversaire de la parade du 24 juin 1945, qui s'était tenue sur la place Rouge à Moscou, ndlt.]