Combattre les stéréotypes : la violence sexuelle contre les hommes lors de la guerre de Bosnie

Silhouette d’un homme face à une fenêtre brisée

Capture d’écran issue du documentaire Uspomene 677. Photo: Mirko Pincelli/PCRC, utilisée avec permission.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des supports en anglais, ndlt.]

Cet article signé Alec Anderson et Chiara Zardoni  a été publié initialement sur Balkan Diskurs, un projet du Post-Conflict Research Center (PCRC). Une version révisée est publiée par Global Voices dans la cadre d’un accord de partage de contenus.

It is a difficult moment when you have to say the truth of what you have been carrying inside of you for 18 years. It is hard because we are re-traumatizing ourselves. It is hard to revisit the moments of torture, rape, and sexual violence that you have experienced. It is difficult to continually carry these things inside of you, but you have to keep going. Maybe I am a brave man, or maybe I am a cowardly one. Your opinion is up to you. Presentation of the International PSVI Protocol in Bosnia and Herzegovina, Post-Conflict Research Center

C’est un moment difficile lorsque vous devez révéler ce que vous portez au fond de vous depuis 18 ans. C’est dur parce qu’il faut revivre le traumatisme. C’est dur de se remémorer les moments de torture, de viol et toutes les violences que vous avez subies. C’est dur de porter en permanence ces choses en vous, mais vous devez aller de l’avant. Peut-être suis-je un homme courageux, ou peut-être suis-je un lâche. Je vous laisse seul juge.
Présentation du protocole International PSVI Bosnie-Herzegovine, Centre de Recherche Post-Conflit

Quand les universitaires et le public considèrent le fléau qu’ont été les violences sexuelles lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine [fr], ils pensent souvent aux terribles crimes commis contre les femmes. Cependant, elles ne sont pas les seules survivantes de violences sexuelles en Bosnie-Herzégovine aujourd’hui. Malgré les preuves irréfutables de violences sexuelles endémiques perpétrées contre des hommes entre 1992 et 1995, plusieurs facteurs empêchent encore ces derniers d’obtenir un soutien efficace, de se voir rendre justice et d’être reconnus en tant que victimes par la société.

Les violences sexuelles contre les hommes lors de la Guerre de Bosnie ont été bien documentées par Thomas Osorio, qui a travaillé pendant 20 ans avec les Nations unies en ex-Yougoslavie et comme chercheur adjoint à la KU Leuven, où il a dirigé une enquête de terrain et a interrogé des survivant·e·s de ces violences. À l’issue de son enquête, Thomas Osorio tire plusieurs conclusions essentielles : il ne fait aucun doute que les violences sexuelles servaient d’armes de guerre lors des conflits de l’ex-Yougoslavie ; elles étaient systémiques et généralisées ; elles étaient perpétrées pendant le conflit à la fois contre les femmes et les hommes, comme le dénonçaient dès 1993 le rapporteur spécial de l'ONU, Tadeusz Mazowiecki, et plus tard une enquête menée par une commission d’experts des Nations unies. Outre l’ONU, de nombreux organismes internationaux, comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Humanitarian Law Center, ont démontré que les violences sexuelles contre les hommes étaient à la fois un acte d'humiliation et un élément de la campagne « d’épuration ethnique ».

Comme l’expliquent Thomas Osorio et le rapport final [fr] de la Commission d’experts créée par la Résolution 780 du Conseil de sécurité des Nations unies présenté le 27 mai 1994, les hommes prisonniers de guerre étaient souvent victimes de violences sexuelles dans les camps. Elles prenaient différentes formes : les prisonniers étaient forcés de violer des femmes, ils subissaient des mutilations sexuelles, des castrations ; les incestes forcés étaient aussi très répandus. Comme Thomas Osorio le souligne, il est important de préciser que les centres de détention pendant la durée de la guerre des Balkans étaient principalement gardés par des conscrits, des gardiens de prison civiles volontaires ou d’anciens officiers de police. Bon nombre d’entre eux, après avoir endossé leur nouveau rôle de militaires ou de policiers, ne différenciaient pas les prisonniers de guerre des criminels ordinaires. Cela ne justifie en aucun cas leurs actes, ni ne signifie que leurs comportements auraient été acceptables dans des prisons civiles, mais explique plutôt la triste réalité qui a abouti à des crimes de guerre aussi graves. D’après les témoignages recueillis, l’ampleur et la nature systémique des violences sexuelles contre les hommes montrent qu’elles étaient une arme de nettoyage ethnique permettant de détruire des familles et des communautés.

Les hommes sollicitent rarement la justice ou d’autres forme d’aide et certains ne révèlent même pas à leur famille ce qu’ils ont subi. Sur ce point, le contexte d’après-guerre des femmes et des hommes survivant·e·s est complètement différent. En effet, malgré l’application de mesures protectrices dans le système judiciaire, les communautés des petits villages connaissent souvent l’identité des femmes survivantes tandis que les hommes restent anonymes. Ce n’est qu’une facette des inégalités entre les sexes, caractéristique de la manière dont les violences sexuelles en temps de guerre sont traitées en Bosnie. Cependant, on note des progrès, comme en Croatie avec la loi sur la compensation des victimes de viol [fr] qui abolit la distinction entre hommes et femmes, leur octroyant une indemnité unique, une première dans cette région du monde.

Dans de nombreux pays touchés par des conflits, le cadre juridique ne reconnaît pas les hommes comme victimes potentielles de violences sexuelles en temps de guerre. Des données issues de la note d’information de Chris Dolan [en] sur les violences contre les hommes et les jeunes garçons permettent une meilleure compréhension du problème. La note montre, après analyse des lois de nombreux pays, que 90 % des hommes dans les pays touchés par des conflits ne peuvent être identifiés comme victimes de violences sexuelles. En outre, 62 pays ne reconnaissent que les femmes victimes de viol, 67 États criminalisent les hommes qui dénoncent des abus et dans 28 pays, seuls les hommes sont considérés comme responsables des violences sexuelles. Par conséquent, le cadre juridique est souvent un obstacle insurmontable pour rendre justice aux hommes victimes.

Évidemment, l’absence de jurisprudences est loin d’être l’unique raison expliquant que les hommes victimes soient moins reconnus que les femmes. Le principal obstacle est la prédominance de comportements profondément discriminatoires et homophobes dans la société envers les hommes victimes de sévices sexuels, couplés à des représentations de la masculinité qui ne sont pas propres à la Bosnie-Herzégovine. En effet, comme l’explique Thomas Osorio, les hommes survivants n’osent pas témoigner à cause de ce contexte. Seulement trois affaires de violences sexuelles commises lors du conflit ont été jugées par la Cour de Bosnie depuis la fin de la guerre. La justice ne peut être rendue si les hommes victimes ne se sentent pas à l’aise pour s’exprimer. Comme le souligne Lamija Grebo, contrôleuse du tribunal et journaliste chez Balkan Investigative Reporting Network, les hommes en Bosnie ont vu l’ampleur des souffrances subies par les femmes qui parlent : « Je ne peux qu’imaginer ce que ces hommes s’attendent à endurer s’ils parlaient, en faisaient part à leurs familles et à leurs voisins, voire, s’ils l’admettaient eux-mêmes ».

La perspective d’un déferlement de réactions homophobes muselle la parole des survivants – et à juste titre, étant donné que, d’après les statististiques [en], les personnes homophobes s’opposent vigoureusement à toute forme de soutien envers les hommes survivants de sévices sexuels. De plus, la création d’associations dédiées exclusivement aux femmes, malgré le travail remarquable qu’elles accomplissent, conduit les hommes victimes à penser qu’ils n’ont personne à qui raconter leur histoire. Ces pressions sociales les stigmatisent profondément, ils ont par conséquent du mal à surmonter ces préjugés. Lamija Grebo poursuit : « la société considère [les femmes violées] non pas comme un phénomène acceptable mais comme plus courant… [pour les hommes], la honte est double ».

Ces discriminations généralisées influencent l’ensemble de la société : citoyens, travailleurs sociaux, personnel de soin, institutions, etc. En effet, de nombreux professionnels du domaine médical, social ou judiciaire, venant généralement en aide aux femmes, n’ont pas su aider les hommes victimes pendant la guerre et ne sont toujours pas prêts à le faire aujourd’hui. Un exemple édifiant de cette réalité vient d’Alma Taso-Deljkovic, à la tête du Bureau de soutien aux témoins au tribunal de BiH [en]. Lors d’un entretien, le 6 juillet, elle reconnut que son service, qui offre un soutien significatif aux survivantes de violences sexuelles, n’était pas équipé pour répondre aux besoins spécifiques des hommes. En effet, étant donné que les hommes témoignent rarement, le Service de soutien aux victimes n’a que peu d’expérience avec les hommes et la plupart des services disponibles sont pensés pour aider des femmes. Cependant, comme le soulignent Alma Taso-Deljkovic et Thomas Osorio, des progrès ont été faits grâce au Service de protection des témoins, branche du Service d'enquête et de protection de l'État (SIPA [en]), et à des formations appropriées pour policiers et personnel judiciaire, menées par le Programme des Nations unies pour le développement en BiH [en].

Les difficultés qu’a la société de reconnaître les viols perpétrés sur les hommes sont liées à l’approche spécifique menée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et par les tribunaux d’État pour juger les coupables selon les lois adéquates. Bien que le viol soit considéré comme un crime contre l’humanité dans le statut du TPIY [fr] et que sa définition ne fasse aucune référence au sexe de la victime [en], ces crimes sont pour la plupart du temps considérés comme un viol lorsque la victime est une femme. Les cas où des gardes ont violé des hommes sont le plus souvent caractérisés comme torture ou comme traitements inhumains plutôt qu’agression sexuelle, d’après Thomas Osorio, qui ajoute que « la violence sexuelle est rarement jugée comme un crime spécifique, elle est toujours associée à d’autres crimes ». Par conséquent, les hommes témoins comparaissent rarement pour décrire les cas de sévices sexuels en temps de guerre.

Un cas en particulier montre l’approche sexiste malencontreusement menée par le TPIY pour juger un viol. Le cas Procureurs c/ Brdanin [en] décrit une situation où un garde a voulu forcer un prisonnier à avoir une relation sexuelle avec une femme, contre leur gré et sous la menace d’une arme. L’homme refusa et fut abattu. Pourtant, le tribunal a estimé que « la menace de viol constitue une agression sexuelle à l’encontre de la prisonnière ». Andrew Pitt [en] résume ce phénomène préoccupant qui pousse un tribunal à négliger l’agression sexuelle envers l’homme : « ici, l’homme victime disparaît tout simplement ».

Malheureusement, cette pratique a aussi été adoptée par les tribunaux d’État en Bosnie. Les affaires impliquant Macić IbroAkeljić MinetBegović Gligor [en] et bien d’autres ne contiennent aucune mise en examen pour viol, malgré les actes d’agressions sexuelles relatés dans la décision de justice. Bien entendu, une justice partiale vaut mieux que pas de justice du tout, mais lorsqu’un tribunal ne tient pas compte de la réalité des viols commis sur des hommes, un obstacle supplémentaire se dresse entre eux et la reconnaissance de leur souffrance par la société.

Mais face aux vastes défis qu’il reste à affronter, une lumière luit peut-être au bout du tunnel. Grâce aux efforts inlassables d’associations locales et de journalistes engagés, certains hommes survivants peuvent enfin raconter leur histoire. Dans le cadre de documentaires par exemple, comme Silent Scream et The Unforgiven. Des associations comme Medica Zenica aident des hommes à obtenir le statut de victimes civiles de guerre. Il est essentiel que davantage d’efforts soient déployés pour faire reconnaître le fait que les hommes aussi peuvent être victimes de viol et que les hommes aussi endurent des souffrances physiques et psychologiques à la suite de ces sévices. Ce processus commence par la déconstruction des normes masculines qui stigmatisent les hommes survivants et les réduisent au silence. Il ne devrait pas être limité à la Bosnie-Herzégovine, mais être déployé dans le monde entier.

Cet article fait partie de la série « Progrès et défis dans le traitement des violences sexuelles en temps de guerre », qui met en lumière les expériences des survivants en Bosnie-Herzégovine et à l’étranger. Cette série compte les articles suivants :
– 
Dealing with the legacy of wartime sexual violence in Bosnia and Herzegovina
– Supporting witnesses: First step towards ending impunity for war crimes in Bosnia and Herzegovina
An investment in Bosnia and Herzegovina’s future: Compensating survivors of wartime sexual violence
Combatting Stereotypes: Recognizing Male Victims of Wartime Sexual Violence

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