Exploitation minière des fonds marins : les négociations se terminent en Jamaïque, mais l'avenir des grands fonds est en suspens

“Haute mer”; Image extraite de Flickr de Simon G. Bradley Roberts, CC BY-NC-ND 2.0.

L’article d'origine a été publié en anglais le 6 avril 2022.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

De la mi-mars au 1er avril, les représentants de Greenpeace International se sont retrouvés à Kingston en Jamaïque pour exprimer leurs inquiétudes [fr] au sujet de l’exploitation des grands fonds marins et informer des effets potentiels de cette activité sur l’environnement. Greenpeace fait partie des 32 organisations non gouvernementales (OBG) présentes à la 27e session de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et elle a appelé à un moratoire de l’activité de concert avec Deep Sea Conservation Coalition, qui considère cette industrie comme « la pire chose que nous pouvons faire à notre planète ».

D’autres réunions sont prévues au courant de l’année pour travailler sur un code minier qui autoriserait l’exploitation minière en eaux profondes à partir de juin 2023. Si le code est adopté et instauré à cette date, tous les grands fonds marins, soit près de la moitié du globe, pourraient être exploités.

Pour les défenseurs de l’environnement, cette situation est déconcertante. Lors des réunions du Conseil de l’AIFM, les ONG sont autorisées à prendre la parole, et ne s’en privent pas, sans pouvoir contribuer aux décisions. Au cours d’une session, Greenpeace s’est dite « extrêmement préoccupée » par l’avancée des échanges au sein de l’AIFM. Créée en 1994 par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer [fr], l’AIFM, dont le siège est situé dans la capitale jamaïcaine, est mandatée pour « assurer la protection efficace du milieu marin contre les effets néfastes des activités menées sur les grands fonds ».

Session spéciale de l’Autorité internationale des fonds marins lors de son 20e anniversaire, le 20 juillet 2014. Photo d’Emma Lewis, utilisée avec son aimable autorisation.

Chaque année, les 167 pays membres, et l’Union européenne, se réunissent au Jamaica Conference Centre pour débattre des sujets allant de la protection de l’environnement à l’exploitation minière des grands fonds. Si la technique permet aujourd’hui d’exploiter ces minéraux à forte valeur économique, un flou persiste autour du cadre juridique, et c’est sans parler du partage équitable des bénéfices. Le 21 mars dernier, Greenpeace a déclaré que :

With the triggering of the two-year rule by Nauru last June, there appears to be a heightened pace within the ISA to rush into seabed mining in spite of its legal obligations, first and foremost, to ensure the protection of the marine environment, including the seabed, which is the common heritage of humankind.

Depuis l’activation par l’État de Nauru de la règle des deux ans en juin dernier, l’AIFM semble accélérer la cadence pour démarrer l’exploitation bien qu'elle soit légalement tenue de protéger le milieu marin et le plancher océanique, biens communs de l’humanité.

Lors d’un entretien en Jamaïque avec la rédaction de Petchary’s Blog, Arlo Hemphill, militant de Greenpeace, souligne que la décision de l’État de Nauru a accéléré les discussions sur l’exploitation et les enjeux associés, à savoir l’éthique, la réglementation, les bénéfices et les risques. Cette île du Pacifique d’une superficie de 20 km² s’est associée pour des raisons financières au canadien The Metals Company qui est aujourd’hui le groupe disposant des moyens les plus importants pour cette activité. L’été dernier, l’État de Nauru a informé l’AIFM de son intention de démarrer l’exploitation et a activé la règle obscure des deux ans inscrite dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer [fr].

Lors de l’échange, Arlo Hemphill évoque également les contrats d’exploration détenus par The Metals Company dans deux autres États insulaires du Pacifique : Tonga et Kiribati. Il qualifie cette relation de « prédatrice […] puisqu’elle se fait aux dépens des îles et des petits pays », avant d'ajouter que « l’AIFM ne s’est encore jamais opposée à la signature d’un contrat d’exploration, pas même une fois ».

Greenpeace estime que le projet d’exploitation minière des grands fonds est « en décalage avec le reste du monde ». L’ONG exhorte le Conseil à écouter les centaines de scientifiques signataires du communiqué dénonçant les risques pour la biodiversité et les organismes, comme l’IUCN [fr] et le parlement européen, qui appellent à un moratoire.

Les scientifiques ont déjà confirmé qu’à l’échelle de temps humaine, les écosystèmes des grands fonds ne parviennent pas à se rétablir après une perturbation. Le 22 mars dernier, Greenpeace a déclaré que :

Destruction of life on the deep seabed — of species we often don’t even know yet — means losing ecosystems and most probably entire forms of life we will never see again, and that needs to be part of the discussion here.

Saccager la vie des grands fonds, détruire des espèces souvent inconnues, c’est perdre des écosystèmes et très certainement des formes de vie que nous ne reverrons jamais. Nous devons en discuter aujourd’hui.

Deep Sea Conservation Coalition a rappelé à l’AIFM qu’elle a pour mandat de « protéger efficacement le milieu marin des conséquences de l’activité minière », avant d’ajouter sur un ton ironique :

[A]nd yet, environmental externalities are not included in this exercise, leaving the environment and damage to the environment to one side.

The environment cannot be put to one side.

et pourtant les externalités environnementales sont exclues ici. L’environnement et les dommages provoqués par cette activité sont ignorés.

La nature ne doit pas être mise de côté.

L’ONG a ensuite énuméré les dommages irréversibles : la dégradation des fonds marins, l’incidence des panaches, les pertes pour les pêcheries et les communautés littorales. Elle a félicité au moins un des pays caribéens, Trinité-et-Tobago, qui, aux côtés d’autres États membres et de Greenpeace, a reconnu l’importance des externalités et de l’environnement :

The payment mechanism cannot be finalised until the externalities including damage to natural capital and ecosystem services have been quantified and it has been demonstrated that deep-sea mining would not result in significant damage to biodiversity and ecosystem functioning.

Le mécanisme de paiement sera mis en place après avoir quantifié les externalités, y compris les dommages causés au capital naturel et aux services écosystémiques, et après avoir démontré que cette activité n’endommagera pas significativement la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes.

Accusée de façonner l’avenir de l’industrie minière de manière autocratique, l’AIFM a essuyé de vives critiques pour avoir refusé de renouveler son accord avec Earth Negociations Bulletin (ENB), une structure indépendante chargée d'informer sur les négociations pour plus de transparence. Le communiqué de presse publié à l’issue du sommet n’a fait que renforcer ce malaise puisque les discussions du Conseil se sont concentrées sur le projet de règlement destiné à encadrer l’exploitation des ressources minérales dans la zone.

Un argument vient néanmoins compliquer le débat : récolter les minéraux des grands fonds est nécessaire pour pouvoir abandonner les combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables. Greenpeace estime que ces matières premières sont disponibles sur terre sans exploiter les grands fonds et de nombreuses ONG de défense de l’environnement, des scientifiques et même des manufacturiers partagent cette position. Les recherches sur ce sujet se poursuivent, mais elles demandent du temps.

« C’est un problème, explique Arlo Hemphill, car la technologie progresse plus rapidement que la science et nous manquons de connaissances sur les abysses ». Il compare l’exploitation en eaux profondes et la destruction des écosystèmes à une tondeuse à gazon géante, ou à un énorme aspirateur, qui remue le fond des océans. Il ajoute que cette activité « va créer d’immenses panaches de sédiments susceptibles d’étouffer les récifs coralliens et de bouleverser la vie aquatique ».

De son côté, la Jamaïcaine Tanya Brooks, experte en communication stratégique pour Greenpeace États-Unis, signale que les petits États insulaires en développement (PEID), comme les pays des Caraïbes, doivent prendre pleinement conscience des enjeux. Ils doivent préserver les océans qui jouent un rôle central dans des domaines allant de la sécurité alimentaire à la vie communautaire et au tourisme. Tanya Brooks et Greenpeace soutiennent l’objectif « 30×30 » fixé par la High Ambition Coalition qui vise à conclure un accord mondial pour protéger au moins 30 % des terres et 30 % des océans de la planète d’ici 2030.

Lors du sommet de l’AIFM, dans son communiqué final, Greenpeace a noté que les délégués « ont constamment souligné les lacunes fondamentales de l’AIFM, y compris le manque de transparence de sa Commission juridique et technique (CJT) » qui est chargée d’approuver les contrats d’exploitation :

If the LTC recommends that an application for mining be approved, the Council (the decision-making arm of the ISA) would need to overturn the recommendation with a ⅔ majority, plus a majority in 4 ‘Chambers’. This clearly demonstrates the skew of the authority towards mining, rather than ocean protection.

Si le CJT recommande l’approbation d’une demande d’extraction, le Conseil, c’est-à-dire l’organe décisionnel de l’AIFM, ne peut refuser qu’en cas de majorité des deux tiers et de majorité dans les quatre chambres. L’autorité est donc déséquilibrée en faveur de l’exploitation minière au détriment de la protection de l’océan.

Matthew Gianni, représentant de Earthwork, ajoute :

International commitments on nature and climate need to translate into urgent action on the floor of the ISA council. Anything less than a moratorium on the industry would be a failure.

Le Conseil de l’AIFM doit traduire en actions immédiates les engagements internationaux sur la nature et sur le climat. À minima, les discussions doivent aboutir à un moratoire sur l’industrie, sinon ce serait un échec.

Pour les petits pays insulaires, notamment dans les Caraïbes, la question est tout aussi urgente, car ils se trouvent en première ligne des effets de l'activité humaine sur l’environnement.

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