Pérou : Qui se souvient de Léticia ?

[Liens en espagnol] Il existe dans l'histoire du Pérou un évènement qui concerne particulièrement les habitants d’Iquitos dans le département de Loreto : il s'agit de la perte de Leticia, une petite ville qui, en vertu du traité Salomón-Lozano entre le Pérou et la Colombie, fut donnée à la Colombie en 1929, contre la volonté de ses habitants.

En 1932, un groupe de Péruviens principalement originaires des villes d'Iquitos, Caballococha et Pucallpa s'emparèrent de la ville de Letitia, la déclarant péruvienne. Fernando Montalván se souvient que cela se passait il y a 80 ans, le 1er septembre :

 Le 1er septembre 2012 évoque un évènement historique méconnu de beaucoup, y compris des Amazoniens du Pérou : c'est le jour où des patriotes péruviens venant du département de Loreto ont amené le drapeau colombien à Leticia et l'ont hissé, laissant une trace dans l'histoire de ce pays. Ils démontraient ainsi leur rejet du traité de Salomón-Lozano conclu après des négociation secrètes menées par le dictateur Leguía. Il est nécessaire, au niveau régional et national, d'exprimer notre profonde admiration et notre reconnaissance à ceux qui ensemble ont montré leur détermination pour restaurer la dignité amazonienne et l'honneur national. Cette action a été à l'origine d'une guerre entre la Colombie et le Pérou entre 1932 et 1933. Des combats ont lieu en différents points de  la frontière entre ces deux pays le long du fleuve Putumayo au milieu de la forêt amazonienne, ce qui a compliqué les opérations militaires.

Manifestación en apoyo a la toma de Leticia. 1932, presumiblemente Iquitos.

Manifestation de soutien à la prise de Leticia en 1932, probablement à Iquitos. Photo partagée sur le lien “Pérou/Colombie, la guerre oubliée”, images et textes du forum SinDramas

Sur le blog Arqueohistoria, Franco Antúnez de Mayolo décrit le contexte historique dans lequel ces évènements se sont déroulés.

Après l'échec de la révolution fédérale amazonienne soutenu par le capitaine Cervantès et la cession de vastes territoires à la Colombie, le pays vivait une époques de grands bouleversements sociaux.[…] Le nouveau gouvernement péruvien de Sancho Cerro se trouvait en permanence confronté à des menaces de guerre civile : soulèvement de la garnison de Cajamarca à l'initiative du commandant Zorro Jimenez, insurrections populaires menées par Samanez Ocampo dans la province d'Apurimac, la Révolution d'avril à Trujillo et Huaraz. Il est pris au dépourvu, tout autant que le gouvernement colombien, par cette affaire.

Franco Antúnez de Mayolo fait ensuite le récit des confrontations : Sánchez Cerro déclare que les patriotes de la région de Loreto ont bien mérité de la patrie et ordonne à la garnison installée à Iquitos d'aller défendre Leticia. Le gouvernement colombien réagit également et envoie le général Vasquez Cobo avec une division de 5 000 hommes sur les rives du Putumayo. Les combats font rage dans la forêt ou sur le fleuve, les victoires et les déroutes se succèdent pour les deux armées. Des affrontements à Gueppi, Puca Urco, Yabuyanos et Calderón, des pertes humaines dans les deux camps qui se comptent par centaines, des morts en rapport avec la malnutrition et le béribéri (carence aiguë en vitamine B avec hépatite fulgurante) déciment les deux camps. A Lima, le président Sánchez Cerro s'est mis dans la tête de lancer une offensive pour récupérer les vastes territoires bordant le Rio Caqueta et ordonne la mobilisation générale. Il rassemble 30 000 hommes à Lima et 5000 à Iquitos. Il se produit alors à Lima, sur l'hippodrome de Santa Beatriz (actuel Champ-de-Mars), un évènement qui allait complètement changer la donne : le président passe en revue les troupes destinées à combattre au Putumayo quand il s'effondre brusquement, assassiné par un militant de la Révolution d'avril. Une junte présidée par le général Benavides, assisté d'éléments actifs de la vie politique nationale, se met immédiatement en place. Elle ordonne la démobilisation des troupes et par l'intermédiaire de l'ambassade des Etats Unis d'Amérique, signe un accord avec le gouvernement colombien pour lui restituer Letitia. Il est ainsi mis fin à ce conflit et le traité Salomón-Lozano scelle jusqu'à aujourd'hui le destin de Leticia.
Sur son blog Argenpress, Alberto Pinzón fait l’analyse du contexte colombien et régional dans lequel cette guerre a éclaté.

El Tiempo, le quotidien de Bogota, propriété du leader politique libéral Eduardo Santos (grand oncle de l'actuel président de la Colombie), a tenté de réveiller une population somnolente avec un gros titre anti-communiste dans la photo du journal ci-dessous [ qui dit : “300 communistes péruviens ont occupé Leticia jeudi dernier”].

[…] En réalité, cette soi-disant guerre est le résultat de la conjonction, au même moment, de facteurs internes et externes : d'une part le tracé imprécis dans l'époque moderne des frontières entre la Colombie, le Pérou, l'Equateur, et le Brésil ; d'autre part, le quasi état esclavagiste et génocidaire existant dans cette région au XIX° siècle et jusqu'au début du XX° siècle, dans le seul but d'extraire le caoutchouc naturel grâce à la main d'oeuvre indigène pour l'exporter en Europe ou aux Etats-Unis. Cet état s'est constitué par des apports de capitaux de pays impérialistes (surtout l'Angleterre), la compagnie des Aranas au Pérou et celle du dictateur Colombien Rafael Reyes Prieto et de ses frères. Enfin la montée en puissance de l'impérialisme américain et la brutale compétition avec l'Angleterre ont accentué les tensions locales.
Curieusement, alors qu'en Colombie les Péruviens étaient considérés comme des communistes, au Pérou, le Parti communiste présentait la prise de Leticia comme l'oeuvre de l’APRA (American popular revolutionary Alliance, Alliance révolutionnaire populaire américaine).

L'article de l'Argenpress conclut par ces mots :

 En 1933, la guerre entre la Colombie et le Pérou a surtout servi à stimuler les nationalismes. Elle a atténué les effets dévastateurs de la crise capitaliste des années 30 par les 400 tonnes d'or offertes au gouvernement, auxquelles s'ajoutaient 10 millions de dollars d'emprunt patriotique, une émission de bons du Trésor pour la défense et l'achat à l'étranger de matériel militaire, qui ont dynamisé, structuré et renforcé l'alliance entre les militaires, la grande presse de Santos et de Le Cano et le Parti libéral conservateur de la classe dominante en Colombie.

 

On peut trouver sur de nombreux forums des opinions de Péruviens ou Colombiens à propos de cette guerre, comme par exemple : Perú – Colombia : La guerra desconocida, imágenes y textos sur le forum SinDramas (enregistrement exigé), ou bien Colombia en la Guerra contra el Perú de 1932 sur le forum Defensa.pe.

On trouve sur le blog Aportes a la literatura e historia amazónica, sous le titre “Rescapé de Letitia, le roman d'une frustration” un témoignage direct basé sur des lettres de Pablo Carmelo Montalván, volontaire dans ce conflit, qu'il envoyait à sa famille à Iquitos.

Aujourd'hui, les relations entre le Pérou et la Colombie, dans cette zone des trois frontières, sont normales. Elles sont marqués par la lutte contre le trafic de drogue qui motive des interventions conjointes des forces armées des deux pays ; la plus récente a été l’Operación Binacional de Apoyo al Desarrollo Colombia – Perú 2012.(Opération de soutien bi-nationale Colombie-Perou pour le dévelopment 2012).

Pour terminer, il n'est pas inutile de rappeler que Leticia a été fondée le 25 avril 1867 par l'ingénieur péruvien Benigno Bustamante sous le nom de San Antonio, mais son nom a été changé rapidement par un autre ingénieur péruvien, Manuel Chacón, en l'honneur d'une jeune femme habitant à Iquitos et qui s'appelait Leticia Smith.

Post d'origine publié sur le blog personnel de Juan Arellano le 1er septembre 2012.

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