Maryam Ashrafi est une Iranienne qui vit en exil à Paris. Elle a laissé un pays aux multiples luttes ethniques et en défense des droits humains, pour voyager aux quatre coins du monde et photographier la vie des gens au milieu des crises.
Le portfolio de Maryam Ashrafi couvre l'Iran, l'Irak, la Turquie et des manifestations à Paris. Son plus récent projet l'a conduite au Kurdistan irakien où elle a documenté la formation militaire des peshmerga (combattants armés) féminines kurdes dans leurs camps d'entraînement. Dans cet entretien avec Global Voices, elle explique son travail de photojournaliste, qu'elle illustre d'une sélection de 13 photos.
Global Voices (GV) : Pouvez-vous encore retourner en Iran ? Si non, expliquez-nous la situation d'un photographe politique comme vous.
Maryam Ashrafi (MA) : Après mes projets récents, j'ai trouvé très risqué de retourner en Iran. Malgré toute la difficulté pour moi, il y a longtemps que j'ai pris la décision de me consacrer totalement aux sujets qui pour moi valent qu'on en parle et à des événements qu'il faut fixer. Ces projets n'ont jamais contribué à mes chances de rentrer en Iran, et ces sujets impliquent parfois des gens qui luttent ou manifestent pour les droits humains et des questions inacceptables pour les autorités iraniennes. Mon dernier voyage en Iran a eu lieu dans la dernière année de la présidence de M. Khatami [en 2005]. A l'époque je commençais à suivre les histoires de réfugiés afghans et leur vie en Iran. Le projet a été tué dans l'oeuf quand j'ai été arrêtée en allant voir des familles afghanes, raison pour laquelle je n'ai pas de photos à montrer de ce projet. Quand ils se sont rendu compte que j'étais une photojournaliste vivant hors d'Iran, ils m'ont automatiquement accusée d'espionnage et il m'a fallu un mois d'allers-retours devant les tribunaux pour prouver mes intentions. C'est alors que j'ai décidé de travailler avec une ONG (du nom de Persépolis) qui aide les toxicomanes à surmonter leurs addictions.
Mes autres projets à Paris (notamment ceux traitant du Mouvement Vert iranien) et au Kurdistan ont également compliqué mon retour. Il y a beaucoup de photojournalistes vivant en Iran qui couvrent toujours courageusement les questions sociales et politiques, mais ce n'est évidemment possible que jusqu'à un certain point, et avec de sérieuses limites. Le meilleur exemple en est la grande quantité de photos et de vidéos amassées en Iran pendant le Mouvement Vert, à la fois par les professionnels et les amateurs, plus précisément les journalistes-citoyens. Cela a mis beaucoup de vies en danger, amené certains à fuir l'Iran, pendant que d'autres se faisaient arrêter. Cela montre l'incroyable puissance de la photographie, et la menace qu'elle fait planer sur les hommes au pouvoir.
GV : D'après un reportage de France 24, vous avez participé à des manifestations contre l'ambassade d'Iran et ses diplomates à Paris en 2010. Croyez-vous que les Iraniens en exil puissent faire quelque chose pour améliorer la situation des droits humains dans leur pays ?
MA : J'ai pris part aux manifestations de Paris, pas seulement comme photographe. Oui, je suis convaincue que le rôle de ceux qui vivent hors d'Iran est d'une réelle importance. A un certain niveau, nous autres de la diaspora sommes un grand soutien pour ceux qui sont en Iran, mais plus que cela, nous pouvons envoyer un message au monde et lui montrer ce qui se passe pour les Iraniens, contre quoi les gens se débattent et pour quoi ils luttent. Il y a des questions liées aux droits humains qui ne peuvent pas être évoquées librement à l'intérieur de l'Iran. Elles deviennent la responsabilité de ceux qui vivent hors d'Iran. C'est peut-être le meilleur moyen de faire comprendre au monde que le gouvernement et le peuple iranien ne se confondent pas. Le système iranien ne représente pas la nation dans sa totalité.
GV : Comment en êtes-vous arrivée au thème des femmes peshmergas kurdes ?
MA : Les histoires de Kurdes ne sont pas neuves. Depuis des siècles ils subissent malheurs et injustice, et cela dépasse les Kurdes d'Iran : en Syrie, Turquie et Irak tout autant. Ce qui m'a attirée vers ce sujet, c'est le rôle des femmes dans les partis kurdes, où elles combattent au coude-à coude avec les hommes.
Leur combat, je crois, est encore plus dur que celui de leurs homologues masculins, car elles ne luttent pas seulement pour leurs droits élémentaires de Kurdes, mais aussi en tant que femmes dans des sociétés plutôt dominées par les hommes. Mon intérêt pour elles est apparu en deux fois. D'abord, pour connaître leur rôle et place dans les partis politiques comme le Komala [un parti communiste iranien] ou le PJAK [Parti pour la vie libre du Kurdistan], et ansuite pour en savoir plus sur des sociétés qui les poussent dehors et leur font rejoindre de tels mouvements. J'ai voulu en savoir plus sur leurs motivations, les problèmes qu'elles affrontent, pas seulement politiques mais aussi culturels, comme les mariages précoces, la violence domestique, l'excision, le droit à l'éducation et ainsi de suite.
GV : Vous avez photographié ces femmes dans l'intimité. Comment avez-vous gagné leur confiance et obtenu leur permission pour les prendre en photo ? Combien de temps avez-vous passé avec elles ?
MA : Je suis allée quatre fois au Kurdistan entre la fin 2012 et 2014, j'ai passé chaque fois deux semaines avec ces femmes. Pendant mon dernier voyage en juin 2014 j'ai rencontré les femmes Peshmergas kurdes du 2ème Bataillon qui sont la seule branche féminine officielle de l'Armée nationale kurde.
Femme journaliste, j'ai pu me mêler à elles dans leurs moments privés et gagner leur confiance pour qu'elles me racontent leurs histoires. Elles me l'ont dit plus d'une fois : elles combattent pour les droits de l'homme et des femmes. Leur arme, c'était leurs fusils, et la mienne, mon appareil photo, disaient-elles.
Notre relation était à ce niveau. Il était important pour moi de ne raconter que ce avec quoi elles étaient à l'aise étant donné leurs situations, obligations et engagements. Je pense que leur rôle et leurs problèmes sont largement absents des grands titres et disparaissent parfois dans l'actualité quotidienne. Ceci dit, je me suis consacrée à un reportage de longue durée et en profondeur sur leur vie.
GV : Comment ces femmes justifiaient-elles les dangers de leur vie sur le champ de bataille ?
MA : Ces femmes voient leur place chez les Peshmergas comme un moyen d'affirmer leur égalité avec les hommes dans la société en général. Elles ne combattent pas seulement avec le fusil. Une part de leurs responsabilités est d'informer leurs sociétés sur les droits des femmes. Elles travaillent avec les médias à travers leurs programmes de télévision et de radio pour informer les femmes sur leurs droits en tant que femmes. Pendant le temps que j'ai passé avec elles, ces femmes se préparaient pour défendre leurs terres contre le régime iranien et lutter pour les droits des Kurdes en Iran. Sur l'autre plan, les femmes Peshmergas kurdes du 2ème bataillon étaient aussi prêtes à défendre le Kurdistan contre l'EI, aux côtés des hommes qui se battent en ce moment sur les lignes de front.
GV : Vous reproche-t-on, comme souvent aux photographes qui montrent les individus dans les crises, d'exploiter ou victimiser vos sujets de façon condescendante ?
MA : Je crois que c'est le cas pour de nombreux photographes, et je dois admettre qu'il y a eu des fois où j'ai douté de la pertinence de photographier ou pas certaines scènes : quand je dois me rappeler ma vraie raison d'être là, et pourquoi il est important que ces vies et situations soient captées. Bien entendu si je sais que ma réaction et mon aide concrètes sont plus appropriées ou nécessaires, alors je pose mon appareil et je viens en aide.
Le moment qui me vient à l'esprit est lorsque j'ai commencé à observer de loin deux petites filles syriennes. L'aînée essayait de faire un abri pour sa petite soeur. Elle a fini par renoncer et quand je me suis approchée elle était curieuse, et a supposé que la grande personne que j'étais pouvait l'aider. Mon intention était de montrer leur situation dans le camp de réfugiés d'Arbat, mais je me suis demandé alors ce qui était le plus important pour elles à cet instant précis : les regarder fixement avec mon appareil photo, ou me joindre à leur jeu ? je me suis jointes à elles.
GV : Quelle sorte d'impact aimeriez-vous avoir par votre travail sur les sujets que vous couvrez ? Y a-t-il un projet particulier sur lequel vous avez travaillé qui vous a le plus touchée ?
MA : Ma conviction est que les photographes sont capables de créer une conscience des événements et situations lointaines, et de faire avancer le changement social par l'illustration des problèmes de chaque société. Ainsi, nous ne pouvons plus rester ignorants et prétendre ne pas connaître les effets qu'a le conflit syrien sur les gens là-bas. Les photos que j'ai prises de réfugiés syriens en Turquie et Kurdistan visaient à en faire la preuve.
Sur les 600.000 Syriens qui ont fui les troubles dans leur pays et ont cherché refuge en Turquie, 100.000 sont allés à Istanbul et vivent dans des lieux aux conditions médiocres, insalubres ou dangereuses. Même si une partie des réfugiés syriens ont été envoyés dans des camps en différentes régions de Turquie, beaucoup préfèrent encore vivre dans les grandes villes, dans l'espoir de trouver du travail et de meilleures conditions pour leurs familles. L'avenir de leurs enfants est incertain et précaire. Les mêmes conditions ont prévalu pour les Irakiens avec les invasions de l'EI.
En étant un témoin et en partageant mes photos de ces situations, j'espère amener les gens à réfléchir et à agir, tout en s'interrogeant sur les lacunes dans les médias traditionnels.