La soirée s'appelait “Gala de soutien aux gens bien” et s'est tenue dimanche 24 janvier, dans un petit café d'artistes de l'est de Moscou. Les gens bien dont il s'agissait étaient divers activistes russes actuellement emprisonnés (disent leurs sympathisants) pour des raisons politiques.
La date choisie était celle de l'anniversaire du militant de mouvement anti-fasciste Alexeï Soutouga, “Socrate” pour ses amis. Il n'a pu y venir, car il purge une peine de trois ans pour rixe, accusation qu'il nie. Son affaire a été montée de toutes pièces, pensent les défenseurs des droits humains, dont le centre russe Memorial, qui a reconnu Soutouga “prisonnier politique”.
‘Coupables de penser autrement’
L'organisateur de la soirée, Vladimir (qui préfère ne pas donner son nom), a dit à Global Voices que Soutouga est son ami proche. “Mon ami est en ce moment en prison, où il fête son 30ème anniversaire. Je pense qu'un anniversaire est une fête d'amis, et nous devons tous faire une fête pour nous rappeler Alexeï et lui soutenir le moral”.
C'est ainsi que d'autres militants ont décidé de faire une soirée, en l'honneur de Soutouga et de trois autres hommes actuellement derrière les barreaux : l'artiste performeur Petr Pavlenski, Dmitri Boutchenkov, emprisonné dans la troisème vague du “procès de la Place Bolotnaïa” (bien qu'il dise ne pas même avoir été à Moscou à la date du “crime” allégué), et le militant politique Ildar Dadine, le premier manifestant russe reconnu coupable et condamné à l'emprisonnement aux termes d'une nouvelle loi qui criminalise la participation répétée à des rassemblements non autorisés.
Chacun d'entre eux, a dit Vladimir, a été arrêté et emprisonné pour ses idées politiques.
Они не сделали никому плохо, никого не убили, не ограбили, не совершали по факту преступления. С точки зрения государства, их преступление лишь в том, что они думают по-другому.
Ils n'ont fait de mal à personne, n'ont tué personne, n'ont pas volé, n'ont pas commis d'acte criminel. Du point de vu de l'Etat, leur crime n'est que de penser autrement.
La plupart des orateurs étaient déjà familiers de ce qu'ils appellent “la machine d'oppression du Kremlin”. Vladimir Akimenkov, Andreï Barabanov, Denis Loutskévitch, et Alexeï Polikhovitch ont tous été condamnés à diverses étapes de “l'affaire de la Place Bolotnaïa”, et tous ont passé du temps dans les centres de détention et colonies pénitentiaires de Russie, si ce n'est les deux. Les intervenants ne se sont pas contentés d'évoquer Soutouga et les autres, ils ont aussi raconté leurs propres expériences et encouragé à envoyer des lettres à leurs camarades actuellement en détention provisoire.
La mère de Soutouga a prononcé des paroles pleines d'émotion, et l'avocat de celui-ci (qui est aussi le défenseur de Boutchenkov) a décrit l'absurdité des procédures contre les activistes en Russie. Puis est venue la partie musicale de la soirée, avec les participations de plusieurs artistes, dont (la plus célèbre) Nadejda Tolokonnikova, qui a chanté une chanson de sa composition dédiée à Pavlenski.
Vladimir a voulu, explique-t-il, tenir une soirée sociale et culturelle centrée sur les individus. Il n'a pas voulu d'un événement exclusivement politique, et il a dit à Global Voices que le nombre de gens venus montrer leur soutien était source d'inspiration. “Je suis heureux que nous n'ayons pas perdu notre bonté humaine. Amitié, solidarité et aide mutuelle sont plus fortes que toutes les prisons, peurs ou que l'oppression par le pouvoir”, a-t-il dit.
Femmes de décembristes ou princesses elfes ?
S'agissant de politique et de courage féminin, les Russes invoquent souvent le souvenir des femmes de Décembristes, qui accompagnèrent leurs maris dans l'exil en Sibérie, après la rébellion manquée contre le tsar Nicolas 1er. Presque deux siècles plus tard, les choses n'ont pas changé autant qu'on pourrait s'y attendre. Voyez Anna Koroleva et Anastasia Zotova, les compagnes de Dmitri Boutchenkov et Ildar Dadine.
Anna Koroleva, une timide jeune femme aux cheveux noirs et au regard perçant, a dit à Global Voices que Dmitri a été arrêté à la veille de leurs fiançailles. Mais même le long bras de la loi n'a pas pu empêcher leurs noces, et le couple a bientôt été marié. “Ce n'était que la conclusion logique de ce qui devait se passer”, dit aujourd'hui Anna en se rappelant comment elle s'est trouvée mariée.
Anastasia Zotova, a assisté à la soirée vêtue d'un t-shirt arborant sur le devant le visage de son fiancé. Elle dit qu'ils ont décidé de se marier il y a un an, après que Ildar a été en garde à vue Place du Manège à Moscou. Quand il a été envoyé en prison, il lui a demandé si elle voulait toujours devenir sa femme. “Je lui ai donné un coup de poing et lui ai dit, ‘Je t'aime, je ne t'abandonnerai pas’”, se souvient Anastasia. Aujourd'hui, elle reconnait qu'elle ne s'est jamais vue en “femme de Décembriste” :
Я очень люблю творчество Толкиена. У него была история про эльфийскую принцессу, которая спасла своего рыцаря. Она пошла в башню, спела – и башня разрушилась, рыцарь был свободен. И если бы я могла так же пойти в СИЗО и спеть, чтобы все там разрушилось, – я бы это сделала.
J'aime beaucoup l'oeuvre de Tolkien. Il y avait chez lui l'histoire d'une princesse des elfes qui sauvait son chevalier. Elle est entrée dans la tour, a commencé à chanter, et la tour s'est écroulée, le chevalier était libéré. Si je pouvais aller aussi à la prison [où est maintenant enfermé Ildar] et chanter pour qu'elle s'écroule, je le ferais.
‘L'art change le monde, sans aucun doute’
Le 27 janvier, Petr Pavlenski a été transféré à l'Institut d'Etat Serbski de psychiatrie sociale et médico-légale pour y subir une expertise psychiatrique. L'an dernier, Pavlenski a été inculpé de vandalisme après qu'il eut mis le feu à une porte du siège central du Service Fédéral de Sécurité (F.S.B.) à Moscou. Il est actuellement poursuivi pour avoir brûlé des pneus sur un pont de Saint-Pétersbourg. (Ce procès s'est ouvert mi-2015 et n'est pas terminé.)
Trois jours avant le transfert de Pavlenski à l'établissement psychiatrique, sa compagne, Oksana Chalyguina, a lu à haute voix la lettre qu'il a écrite depuis sa cellule au centre de détention. Selon Pavlenski, les peurs et les besoins des personnes sont utilisés pour les contrôler : “La peur des punitions et celle de perdre ses affaires sont le principal outil de gestion [sociale]. Les besoins et les envies impérieuses pour des choses, eux, ne font que resserrer le noeud coulant de la soumission et de l'obéissance” :
…Здесь государственность не скрывает себя. Здесь ей уже не нужны декорации: формула заботы о безопасности доведена до своей логической завершенности. <…> Есть еще кое-что – методичное воспитание привычки, задача выработать у тебя рефлекс автоматического подчинения. Которое должно идти изнутри, без внешней подсказки представителя власти. Их задача в том, чтобы ты перестал самостоятельно думать. <…> Ты должен засомневаться и подчиниться сам. Тогда аппарат побеждает.
Ici les structures de l'Etat ne se cachent pas. Ici, plus besoin de décorum : la formule du travail sécuritaire est poussée au bout de sa logique. […] C'est une sorte d'éducation méthodique de l'habitude, [avec pour mission] de créer en toi un réflexe de subordination automatique, qui doit être intériorisé, sans être soufflé de l'extérieur par les agents. Leur mission est de faire cesser de penser par soi-même. Quand on doit hésiter et obéir de soi-même, c'est une victoire de l'appareil.
Dans son art, Pavlenski travaille avec les idées et les symboles, et utilise les instruments que reflètent les outils à la disposition du pouvoir, explique-t-il. Ses performances montrent comment les autorités conduisent la personne à la soumission, bien que, insiste-t-il, l'obéissance reste en dernier lieu un choix individuel. “Leur rôle est de montrer que, soit on obéit, soit on avance vers l'auto-libération et l'auto-émancipation”, a expliqué Chalyguina à Global Voices.
Des individus mus par la passion comme Pavlenski peuvent-ils troubler l'immobilité de la Russie ? Chalyguina le pense, de même que Macha Alekhina, une autre membre éminente des Pussy Riot et co-fondatrice de MediaZona, un site d'information qui se consacre au système pénal russe. “L'art [social] a des rapports avec la politique, le rgouvernement, et tous les événements autour de nous. Nous interagissons et créons par tous [nos] gestes et actes. L'art change le monde—ça ne fait aucun doute. Seul l'art est capable de changer le monde”, sourit Alekhina.