Le fils d'un tortionnaire argentin témoigne

Luis Quijano. Photo: Nicolás Bravo

Luis Quijano. Photo de Nicolás Bravo. Utilisée avec autorisation.

Voici une version remaniée d'une interview de Luis Quijano par Alejo Gómez, dont la version originale a été publiée le 23 août 2016 dans Día a Día [Jour après jour, média de Córdoba, en Argentine]. L'article a été traduit et repris ici avec autorisation.

Alors qu'il avait 15 ans, le père de Luis Quijano l'a forcé à assister aux horreurs commises à La Perla, un centre de détention clandestin à Córdoba, en Argentine. Aujourd'hui adulte, Luis a témoigné contre son père dans le grand procès de La Perla-Ribera qui s'est déroulé à Córdoba. Son père fait partie des 43 personnes accusées de crimes contre l'humanité commis pendant la dictature. Le procès s'est terminé le 24 août 2016.

Luis Alberto Quijano n'a pas choisi cette vie. Il a beaucoup souffert : d'abord du fardeau que représente le fait d'avoir le même nom que son père, mais aussi d'avoir été présent au moment des violentes opérations militaires conduites à La Perla quand il avait 15 ans. Il a gardé le secret de famille pendant 34 ans.

En el contexto de esa época yo creía que estaba bien. Me sentía un agente secreto. Pero a los 15 años, un hijo no puede darse cuenta de que es manipulado por su padre. Yo no estaba preparado todavía para darme cuenta de que mi padre era un ladrón, un torturador y un asesino.

A l'époque, je croyais que tout ça, c'était bien. Je me sentais comme un agent secret. Mais à 15 ans, un enfant ne peut pas se rendre compte qu'il est manipulé par son père. Je n'était pas encore prêt à admettre que mon père était un voleur, un tortionnaire et un assassin.

Luis n'avait pas le choix : son père était le commandant de gendarmerie Luis Alberto Quijano, second commandant du détachement 141 des services de renseignement à La Perla de 1976 à 1978, pendant la dictature argentine, un épisode de terrorisme d'État qui dura en gros de 1974 à 1983.

Luis Alberto Quijano. Photo d'archive.

Cet article ne raconte pas l'histoire de Luis Alberto Quijano l'oppresseur, accusé de 158 enlèvements, de torture, de presque 100 homicides et de l'enlèvement d'un enfant de 10 ans. Ceci est l'histoire de son fils, un homme qui a réalisé au fil des années l'ampleur de la terreur dans laquelle il a vécu enfant, et qui, au bout du compte, a témoigné contre son propre père devant une cour fédérale.

C'est une histoire qui montre l'immense pouvoir qu'a un parent sur un enfant, et la manière dont cet enfant peut choisir le chemin de la rédemption.

De la gym aux services de renseignement

A l'époque où mon père a commencé à m'emmener dans les locaux des services de renseignement, j'allais régulièrement à la salle de gym du coin. J'étais devenu ami avec un garçon qui faisait des arts martiaux, que tout le monde appelait “Kent”. J'ai parlé de lui à mon père et quelques jours plus tard, il m'a montré une photo en noir et blanc, et m'a demandé d'identifier mon ami. Et il m'a dit :

Me dijo “sos un pelotudo, ¡te hiciste amigo de un tipo del ERP! Mirá si después te ‘chupan’ a vos y me tengo que entregar para salvarte.

“Tu es un crétin, tu es devenu ami avec un type de l'ERP ! Bientôt ils vont te kidnapper et il faudra que je m'occupe de te sauver.”

ERP est l'acronyme de Ejército Revolucionario del Pueblo, [L'Armée révolutionnaire du peuple], la branche armée du parti révolutionnaire des travailleurs argentin, un parti communiste.

Il m'a donc interdit de retourner à la gym, et quelques jours plus tard, il m'a emmené au détachement pour que j'y travaille. Il m'a dit que j'allais être un agent secret. J'avais 15 ans ; dans ce contexte, je pensais que tout ça était très bien parce que mon père me l'avait appris.

Au détachement, il m'ont fait détruire des documents qui avait appartenus aux prisonniers. C'étaient des documents de tous types : des diplômes d'université, des notes manuscrites, de la littérature, des certificats, des documents de propagande, des livres, tout.

“C'est là qu'ils torturent les prisonniers”

Mon père m'a emmené à La Perla quatre fois, en 1976. La première et la quatrième fois, j'ai attendu dans la voiture, à l'entrée.

La deuxième fois il m'a fait descendre et m'a emmené sous un abri où il y avait des voitures, des meubles, des télévisions, des réfrigérateurs, tout ce que vous pouviez imaginer. Tout avait été volé. Il m'a donné un paquet enroulé dans une couverture et m'a dit de le mettre dans la voiture. Quand je l'ai ouvert, j'ai vu que c'était un énorme morceau d'argent.

Ce jour-là, je suis allé de l'autre côté de l'abri, là où il mettaient les choses volées, et j'ai commencé à discuter avec un gendarme qui gardait l'endroit. À un moment donné, il a fait un geste en direction d'une pièce ouverte et m'a dit :

ahí es donde les dan ‘matraca’ a los secuestrados.

C'est là qu'ils torturent les prisonniers.

J'ai jeté un oeil et j'ai vu le lit où ils torturaient les gens. C'était comme un lit de camp militaire avec des ressorts en métal. Plus tard, j'ai appris qu'ils branchaient un câble dénudé au métal et utilisaient un autre câble pour toucher le corps de la personne qui y était attachée. Ils menottaient quelqu'un au lit de camp, l'aspergeaient d'eau et lui mettaient du 220 volts sur les parties génitales.

Il y avait une odeur tellement horrible là-dedans… Comme une couche usagée. Des années après, quand mon père a été assigné à résidence, la même odeur émanait de sa chambre. J'ai fait le lien et j'ai compris que c'était l'odeur d'un corps en détresse. Je n'oublierai jamais cette odeur. Et je me suis demandé, comment est-il possible que quelqu'un puisse faire autant de mal à un autre être humain ?

“Je savais très bien qu'ils tuaient ces gens”

La troisième fois que mon père m'a emmené à son travail, on est allés à l'entrée de La Cuadra (là où ils bandaient les yeux des prisonniers et où ils les menottaient). Il parlait à “Chubi” Lopez (Jose López, un civil poursuivi dans le procès) et j'ai profité de l'occasion pour jeter un oeil à l'intérieur de La Cuadra.

Au fond, j'ai vu une rangée de matelas sur lesquels il y avait des gens nus, allongés face au sol, pieds et mains attachés. Plus près de l'entrée, il y avait d'autres gens, assis silencieusement sur leurs matelas. Mon père a vu que je regardais les prisonniers et m'a dit : “Qu'est-ce que tu regardes, crétin?” et j'ai répondu “Pourquoi m'as-tu emmené ici?”.

Je savais très bien qu'ils tuaient ces gens. Ils les emmenaient dans des fosses et le personnel militaire les tuait et les enterrait. Je le savais parce que mon père me l'avait dit à la maison.

A côté de La Cuadra il y avait des pièces qu'ils appelaient les bureaux. Je savais que “Palito” Romero y avait frappé quelqu'un à mort. (D'après les survivants, le civil Jorge Romero, l'un des inculpés dans le procès La Perla-Ribera, avait battu à mort l'étudiant Raúl Mateo Molina).

Dans la vidéo ci-dessous, Emilio Fessia, directeur de l'Espace pour la mémoire de La Perla, fait une visite commentée de l'ancien centre de torture.

El camino por el cual ustedes vienieron y la ruta, era el camino por el cual entraban las personas secuestradas. Y más o menos, si ven el plano, hacían este recorrido y aquí los bajaban para su primera sesión de tortura. […] Era donde se les cambiaba el nombre a las personas y se les ponía un número en este proceso de deshumanización. […] Y si sobrevivían las sesiones de tortura, venían las personas detenidas desaparecidas y eran tiradas en la cuadra hasta que venía la orden de los superiores para trasladarlas. Que es la mentira, el eufemismo que utilizaban para fusilarlas y desaparecerlas en la gran mayoría de los casos.

Le chemin par lequel vous êtes entrés était celui qu'empruntaient les personnes séquestrées. Si vous regardez le plan, ça se passait plus ou moins comme ça : ils prenaient ce chemin et ils étaient emmenés à leur première séance de torture. […] Ici, c'est l'endroit où leur noms étaient changés, et où un numéro leur était attribué. C'était une première partie du processus de déshumanisation. […] S'ils survivaient aux séances de torture, les détenus disparus étaient jetés dans la salle de La Cuadra jusqu'à ce qu'un ordre venu d'en haut ordonne de les transférer. C'était un mensonge, un euphémisme qu'ils utilisaient pour dire qu'ils allaient, dans la majorité des cas, les fusiller et faire disparaître leur corps.

Le “butin de guerre”

Mon père rapportait toutes sortes de biens volés. À cet âge, je ne comprenais pas ce que signifiait “butin de guerre”, comme ils disaient. Mais plus tard, quand j'ai été militaire (j'étais dans la gendarmerie), j'ai réalisé que ce qu'on pouvait appeler butin de guerre serait plutôt une baïonnette, ou une plaque militaire que vous prendriez à un ennemi que vous auriez vaincu.

Luis Alberto Quijano & son archive photo

Luis Alberto Quijano et son fils. Archive photo

Mais si vous entrez dans une maison et que vous volez le réfrigérateur, le poste de radio, les habits, les tableaux, l'argent… Ce n'est plus un butin de guerre, c'est du vandalisme. C'est du vol.

Je me suis toujours demandé comment mon père, l'officier en chef d'une force de sécurité, pouvait participer à un tel vandalisme. Je ne comprenais pas. J'étais aussi officier de la gendarmerie et je n'aurais jamais eu l'idée d'entrer dans une maison et de tout dérober.

Je ne comprends pas comment mon père a pu faire ça. Une fois, il m'a dit que j'étais un criminel, et je lui ai répondu : Et toi alors, qui voles des voitures dans la rue ? Tu n'es pas un criminel ? Il a explosé et dans un excès de rage, il m'a frappé et m'a hurlé :

¡el día que te cruces de vereda, ese día te voy a buscar y te voy a matar yo. No hará falta que te mate otro!

Le jour où tu franchiras cette ligne, ce jour là je te trouverai et je te tuerai moi-même. Il n'y aura pas besoin que quelqu'un d'autre le fasse !

C'était ça, mon père. Je n'ai aucun bon souvenir de lui.

Quand j'ai témoigné au procès, j'ai montré une photo de l'époque où je portais une veste et un col roulé en laine que mon père avait ramenés de La Perla. Nous n'étions pas pauvres, mais il rapportait quand même des habits à la maison. À l'époque, la défense m'accusait d'avoir participé à ces crimes, et j'ai dit pas de problème, il pouvaient bien m'accuser de ce qu'ils voulaient.

Dans tous les cas, j'étais là pour témoigner.

“Faire disparaître les corps est l'acte ultime, le plus odieux”

Maintenant que je suis plus âgé, je suis torturé par les remords. J'ai des enfants ; une fois que vous avez des enfants, vous réalisez l'importance de la vie. Vous évoluez et vous réalisez que tuer, ce n'est pas bien. Je suis allé très loin, au point de dire :

Incluso llego al extremo de decir ‘bueno, suponé que fusilabas durante la dictadura”, pero ¿por qué desaparecías los cadáveres? ¿Por qué robabas niños?

Admettons que j'arrive à un extrême, au point de dire : “D'accord, acceptons l'idée que tu as tué des gens pendant la dictature”, mais pourquoi faire disparaitre les corps ? Pourquoi enlever les enfants ?

Une fois, mon père a ramené à la maison une petite fille dont ils avaient tué la mère. Elle était traitée comme un animal : presque comme un chien, sauf que c'était une petite fille. Ces pensées n'arrêtaient pas de tourner dans ma tête : ils étaient torturés, mais pourquoi les tuait-on ? Ils pouvaient juste les mettre en prison. Et même en acceptant cette idée de les tuer,  je me demandais encore : Pourquoi faire disparaître les corps ? Les faire disparaitre est l'acte ultime, le plus odieux que l'on puisse faire à un être humain.

Mon père m'a dit que quand la dictature a été terminée et que la démocratie est revenue, ils ont apporté des machines pour faire disparaître les restes. Ils les ont récupérés et jetés, je ne sais pas où. “Ils ne trouveront jamais rien”, a dit mon père. Mais bien sûr, il reste toujours quelque chose.

“Je t'ai vu tuer des gens !”

Juste pour clarifier les choses, je n'ai rien contre les forces armées. En fait, j'ai fait partie de la gendarmerie. Tout ce que j'ai fait, c'est dire la vérité sur une vingtaine de criminels, dont mon père fait partie.

L'idée de porter plainte contre mon père s'est concrétisée quand il était assigné à résidence et que je parlais avec lui. Je lui reprochais de m'avoir fait vivre ces atrocités. À un moment donné, il m'a dit : “Je ne sais pas, je n'ai tué personne”.

Je me suis senti révulsé, je me demandais à quoi servait ce chauvinisme et ce “sentiment Occidental et Chrétien” qu'ils disaient défendre.

Alors j'ai crié :

Entonces le grité “¿cómo me vas a decir eso a mí? ¡Si yo te he visto matar gente! Cometiste delitos muy graves y me hiciste participar en esos delitos siendo yo un niño.

Comment peux tu me dire ça, à moi? Je t'ai vu tuer des gens ! Tu as commis des crimes très graves, tu m'as fait participer à ces crimes alors que j'étais enfant.

Et il m'a répondu, “Va me dénoncer alors.”

Alors je l'ai fait. En 2010 j'ai déposé la première plainte. J'avais enfin admis que c'était un criminel.

Personne ne peut me dire que je ne suis pas objectif, j'ai témoigné contre mon propre père.

Luis Alberto Quijano est mort en mai 2015, alors qu'il était toujours assigné à résidence, dans l'attente que le procès se termine.

Il était accusé de 416 infractions : 158 accusations de privation de liberté illégale aggravée, 154 actes de torture, 98 homicides aggravés, 5 actes de torture se terminant par la mort et le kidnapping d'un enfant de moins de 10 ans.

Photo: Luis Alberto Quijano archive photo

Photo: Luis Alberto Quijano. Archive.

Les verdicts de la “megacausa”

En espagnol, le mot “megacausa” désigne la portée de ce procès. Après 4 ans passés à entendre plus de 581 témoins, le grand procès historique de La Perla-Ribera, qui devait juger des crimes commis contre 716 victimes de mars 1975 à décembre 1978 s'est enfin terminé en août.

43 personnes ont été jugées coupables de crimes contre l'humanité, et le tribunal a prononcé 28 peines de mort, 9 peines de prison allant de 2 à 14 ans, et 6 personnes ont été acquittées. Sur les 54 personnes accusées au départ, 11 sont mortes pendant le procès.

#SentencesdeLaPerla : meurtres, torture, viols commis par des représentants de l'Etat. #terrorismed'etat

Tous étaient membres des forces armées pendant la dictature, qui incluait des ex-militaires, des anciens de la police ou des  personnes de la société civile.

Piero de Monti, enlevé en même temps que sa femme enceinte en juin 1976, avait été emmené avec elle à La Perla. Il a parlé devant une salle silencieuse :

La Perla fue una fábrica de muerte concebida por una mente antihumana

La Perla était une fabrique de cadavres, conçue de manière inhumaine.

Ce procès est une étape historique pour les associations de défense des droits de l'homme, qui ont travaillé pendant des années pour que justice soit faite aux victimes. Claudio Orosz est avocat pour H.I.J.O.S. [“fils”], une association argentine fondée en 1995 pour représenter les enfants des personnes tuées ou disparues pendant la dictature :

Fueron más de tres años de juicio pero 39 años de investigación

Le procès a duré plus de 3 ans, mais l'enquête dure depuis 39 ans.

En mars 2007, le gouvernement a transformé l'endroit où était La Perla en mémorial. Il est désormais géré par des associations de défense des droits de l'homme.

 Les sources et des photos de cet article viennent d'archives et de documents provenant du CADHU – Argentine Commission of Human Rights [Commission argentine pour les droits humains], du document Megacausa “La Perla” report [Rapport sur le grand procès de La Perla] de la Commission Régionale pour la Mémoire, de El Diario del Juicio [Le journal du procès] via H.I.J.O.S. Córdoba et les notes finales viennent du site Cosecha Roja, La Perla: el megajuicio del horror llega a su fin [La Perla : le procès de l'horreur touche à sa fin], écrit par Agostina Parisi.

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