Le gouvernement camerounais s'en prend aux médias sociaux traités de “nouvelle forme de terrorisme”

A train station in Douala Cameroon. Creative Commons photo by Z. NGNOGUE.

Une gare de chemin de fer à Douala, Cameroun. Les médias sociaux ont eu un rôle vital pour fournir une alternative à la version officielle de l'accident de train d'Eseka, à une centaine de km de la capitale Yaounde. Photo Creative Commons de Z. NGNOGUE.

Le gouvernement du Cameroun fait campagne contre les médias sociaux, qui à en croire un quotidien sous son contrôle, Cameroon Tribune, “deviennent rapidement une menace pour la paix et un instrument secret de manipulation” en promouvant “la destruction de la personnalité, la déstabilisation de l'opinion et la déformation des faits entre autres”.

Selon ce journal bilingue, qui a publié une édition spéciale sous le titre “Dérives sur les réseaux sociaux : la cote d’alerte” :

Une analyse attentive de la situation raconte un phénomène qui s'avère dangereux pour la société si rien n'est fait pour le réduire. C'est d'autant plus important à l'approche des élections. Des gens aux ambitions politiques peuvent s'y plonger et s'en servir pour combattre leurs adversaires.

D'autres organes gouvernementaux de médias, notamment l'étatique Radio Télévision du Cameroun, se sont aussi joints à cette campagne de dénonciation des maux supposés des réseaux sociaux et de leur nécessaire régulation au Cameroun. C'est le cas, par exemple, des journaux d'information en français (audio) et anglais (audio) du 1er novembre.

Pourquoi maintenant ?

La cause immédiate de l'indignation gouvernementale a été le déraillement ferroviaire mortel d'Eseka, à quelque cent kilomètres de la capitale camerounaise Yaoundé, qui a fait au moins 80 morts et plus de 600 blessés le 21 octobre 2016. Tandis que les usagers des médias sociaux ont prestement partagé en temps réel des informations sur la catastrophe, les officiels et les médias traditionnels possédés par l'Etat ont été lents à réagir et à informer le public sur l'accident. De fait, la publication des photos et vidéos de la tragédie battait déjà son plein sur Facebook, Twitter et les autres plateformes de médias sociaux quand le gouvernement et Camrail (une filiale du conglomérat français Bolloré qui gère les chemins de fer au Cameroun) niaient encore qu'un déraillement avait eu lieu.

Lorsque les responsables publics ont finalement concédé l'existence d'un accident de train, les médias sociaux ont eu un rôle vital pour apporter une alternative aux récits officiels sur le déraillement, comme d'expliquer que la surcharge et les défaillances des wagons fabriqués en Chine ont probablement été des facteurs contribuants, et pas la seule vitesse comme l'a affirmé Bolloré.

Par exemple, ironisant dans un tweet, l'utilisateur @pahedipoula a publié une photo de l'un des wagons surpeuplés du train tragique :

C'est aussi sur les médias sociaux qu'ont d'abord été soulevées les interrogations sur le bilan officiel, quand les individus sur le terrain ont échangé avec leurs amis, parents et médias locaux et étrangers. Ainsi, le programme interactif de Radio France International, Appels Actualité, a tweeté la déclaration d'un témoin oculaire qui a multiplié par trois le nombre officiel de morts :

Plus important, de nombreux Camerounais ont critiqué le Président Paul Biya sur les médias sociaux pour la tiédeur ressentie de sa réaction à la tragédie – non seulement le président a adressé son message de condoléances aux victimes depuis la Suisse (incidemment, par la voie des médias sociaux), mais il n'a pas regagné le pays aussitôt après l'accident. [Pour une analyse détaillée du rôle des médias sociaux dans l'attention portée à l'accident, voir ce reportage en français de la télévision VoxAfrica.]

L'utilisateur de Twitter user @237pleure se plaint :

Quand le Président Biya a déclaré depuis la Suisse une journée nationale de deuil, Yannick T a cinglé sur Twitter :

Piqué par les accusations de négligence, incompétence et indifférence présidentielle, le gouvernement a joué la victime :

Le sinistre d’Eséka s’est vite transformé pour certains en défouloir, un alibi commode, un exutoire rêvé pour asséner des coups, porter l’estocade, assouvir des appétits bassement politiciens… Des déclarations qui ne visaient manifestement qu’un seul objectif : accabler, embarrasser au maximum le chef de l’Etat et en tirer les dividendes politiques conséquents.

Lors d'une conférence de presse quelques jours après l'accident, le porte-parole du Ministère de la Communication et du gouvernement Issa Tchiroma a riposté :

Les gens de l’internet sont en permanence fâchés… c’est leur nature… les réseaux sociaux ne nous inquiètent pas. C’est un espace qu’il faut rationnellement occuper.

Une “nouvelle forme de terrorisme”

La campagne anti-médias sociaux a monté d'un cran le 10 novembre lorsque, dans un discours devant le parlement, le président de l'Assemblée Nationale, Cavaye Djibril, s'est plaint du “malaise social” causé par les “effets insidieux des médias sociaux” au Cameroun, qu'il a décrits comme “une nouvelle forme de terrorisme ” :

Les médias sociaux… sont maintenant utilisés pour la désinformation, et même l'intoxication et la manipulation des consciences, en instillant par leur voie la peur dans l'opinion publique. En réalité, ils sont devenus aussi dangereux que des missiles… En deux mots, les médias sociaux sont devenus une véritable pandémie sociale au Cameroun… J'exhorte les autorités compétentes à voir la nécessité pressante de localiser et neutraliser les coupables de cybercrimes… nous devons savoir qu'il y a une limite à la liberté, car la liberté sans limite étouffe la liberté.

Des propos qui semblaient confirmer les allégations persistantes que le gouvernement prépare une loi sur les médias sociaux pour y bâillonner la liberté d'expression.

Une tradition d'hostilité et de suspicion envers les médias sociaux

Les récentes attaques contre l'Internet en général, et les médias sociaux en particulier, ne sont pas nouvelles. Le gouvernement du Cameroun a une longue tradition politique de profonde hostilité au cyberespace.

En 2014, le directeur général de l'Agence nationale des technologies de l'Information et de la Communication, l'ANTIC, révélait que cet organisme surveillait en permanence les médias sociaux pour détecter les contenus susceptibles de menacer la sécurité nationale et l'image du Cameroun.

Le Président Biya a lui-même rejoint la tendance en 2015 quand il a mis en garde contre la manipulation en ligne lors de son discours de la Journée annuelle de la Jeunesse : “Ne vous laissez pas fourvoyer par les oiseaux de mauvais augure, les rêveurs et les amateurs d'appels virtels à la déstabilisation à travers les médias sociaux. Ce sont des prophètes irresponsables qui cherchent désespérément à vous manipuler”.

En avril 2016, le Président a ordonné à son gouvernement de mettre en oeuvre une stratégie plus dynamique de communication par les médias sociaux. Le déclencheur a été le scandale Monique Koumateke en mars 2016 : les usagers des médias sociaux avaient exprimé leur indignation après la mort d'une femme enceinte à qui avait été refusée l'admission dans un hôpital local à cause de son incapacité à payer les soins. D'après un article de l'hebdomadaire Jeune Afrique, établi à Paris, seuls six ministres du cabinet Biya avaient des pages Facebook personnelles en avril 2016, et deux d'entre ces derniers, également un compte Twitter. L'ordre présidentiel n'a eu jusqu'ici qu'un effet limité, car les responsables gouvernementaux sont toujours dans la réaction plutôt que l'anticipation quant aux événements et discussions en ligne.

La réglementation des médias sociaux au Cameroun

Si le Cameroun possède bien une législation sur les médias sociaux, une loi de 2010 relative à la cybersécurité et cybercriminalité contient deux sections essentielles pour sanctionner l'activité en ligne.

Selon la Section 77 :

(1) Quiconque use de communication électronique ou d'un système d'information pour commettre un outrage à la race ou à la religion sera puni d'un emprisonnement de 02 (deux) ans à 05 (five) ans ou d'une amende de 2 000 000 (deux millions) à 5 000 000 (cinq millions) de francs CFA francs ou des deux cumulés, amende et emprisonnement.

(2) Les peines prévues par la sous-section 1 ci-dessus seront doublées si l'infraction est commise dans l'intention de susciter la haine et l'outrage entre citoyens.

Selon la Section 78 :

(1) Quiconque use de communication électronique ou d'un système d'information pour concevoir, publier ou propager une information sans être capable d'en attester la véracité ou de prouver que ladite information était vraie sera puni d'un emprisonnement de 06 (six) mois à 02 (deux) ans ou une amende de 5 000 000 (cinq millions) à 10 000 000 (dix millions) de francs CFA francs ou des deux cumulés, amende et emprisonnement.

(2) Les peines prévues par la sous-section 1 ci-dessus seront doublées si l'infraction est commise dans l'intention de troubler l'ordre public.

Usage en hausse de l'Internet et des médias sociaux

D'après Internet World Stats (IWS), un site web qui suit l'usage d'Internet par pays et dans le monde, il y avait environ 4,3 millions d'internautes au Cameroun en juin 2016, avec un taux de pénétration d'Internet de 17,7% (contre 6,4% en 2013).

Selon une récente étude de Médiamétrie, une société française de mesure d'audience, Facebook est la plate-forme de médias sociaux la plus populaire dans le pays (IWS évalue le nombre d’utilisateurs de Facebook à 2.100.000), suivi de Google+, Instagram, Twitter et LinkedIn. L'étude révèle que 73,3% des jeunes de 15 à 24 ans ont des comptes de médias sociaux.

Les médias sociaux deviennent de plus en plus le point de ralliement de ceux qui veulent un changement à la barre de l'Etat. Rien de surprenant alors à ce que le régime Biya voie les médias sociaux comme un espace subversif à ne pas laisser sans frein.

On voit que pour le régime Biya, les usagers des médias sociaux doivent être soit cooptés, soit forcés à la soumission s'ils tiennent à continuer à s'exprimer en ligne.

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