Brésil : pour ou contre les chansons sexistes et racistes dans le Carnaval ?

Le carnaval de Rio de Janeiro. Photographie de Ronald Woan sur Flickr, CC-BY-NC 2.0

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en portugais.]

“Tes cheveux ne peuvent le nier, mulata [métisse] / Parce-que t'es de couleur mulata / Mais comme la couleur ne s'enlève pas, mulata / Mulata, je veux tout ton amour”. Ce sont les paroles d'une des marchinhas (style musical à la mode au plus grand pays du carnaval) les plus populaires au Brésil.

La chanson “O Teu Cabelo Não Nega” (Tes cheveux ne peuvent le nier), composée en 1929, est l'une des traditions du carnaval la plus débattue ces dernières années au Brésil. Cette année encore la fête débutera à la fin du mois de février. Au moins trois groupes du carnaval, appelés blocos, ont annoncé qu'ils ne garderaient pas ce type de chanson dans leur répertoire cette année. Alors que d'autres s'opposent à de telles initiatives en argumentant que le carnaval est un temps de fête sans limite.

La marchinha (petit défilé) est une satire musicale de la rigidité des marches militaires jouée par un orchestre et  une caisse claire. Elles sont devenues populaires dans les années 1930 et restent une caractéristique du carnaval de certaines villes, particulièrement à Rio de Janeiro et São Paulo. Les paroles sont souvent drôles et satiriques, avec un double sens que certains pourraient trouver comme “politiquement incorrect”.

Le musicien Thiago França, créateur de Charanga do França, une chanson populaire de São Paulo, explique dans une interview au site web UOL pourquoi il n'aime pas les chansons comme “O Teu Cabelo Não Nega”:

É uma afirmação racista. Deixar essa música de fora não deixa a festa menos animada e a gente consegue fazer um baile em que todo mundo se diverte numa boa. Sou responsável por 50 músicos, 20 pessoas da produção e cerca de 10 mil pessoas que vão com a gente para a rua. Tenho essa preocupação de não ofender quem está ali. A sátira deve existir com quem é opressor, não com quem é oprimido. Por outro lado, não quero insinuar que quem toca é racista. Cada um sabe de si. Essa decisão faz sentido para mim.

C'est une affirmation raciste. La fête ne sera pas moins divertissante en supprimant cette chanson et on se rassemblera autant pour s'amuser. Je suis responsable de cinquante musiciens, vingt personnes en production et environ dix mille personnes nous suivront dans la rue. Je ne veux pas vexer ceux qui y prendront part. La satire devrait être sur les oppresseurs, pas sur les oppressés. Mais d'un autre côté, je ne veux pas laisser croire que ceux qui la jouent sont racistes. Chacun fait ce qui lui convient. Ça me semble évident.

Renata Rodrigues, une des organisatrices de Mulheres Rodadas, un autre bloco de Rio, a rajouté ceci dans une interview à la radio brésilienne CBN (via O Globo) :

Se a gente é um bloco feminista, não temos como passar ao largo dessas coisas. Se isso está sendo considerado ofensivo, acho que a gente não deve fazer coro.

Etant un bloco féministe, on ne peut pas être indifférent à ça. Si ça peut blesser, je pense qu'on ne peut pas continuer comme ça.

Concernant les marchinhas, d'autres chansons pourraient être censurées incluant des grands classiques connus des brésiliens, entre autres “Maria Sapatão” (1981) et “Cabeleira do Zezé” (1964), toutes deux de João Roberto Kelly. Regardons rapidement les paroles de ces deux chansons :

Maria Sapatão*
Sapatão, Sapatão
De dia é Maria
De noite é João

O sapatão está na moda
O mundo aplaudiu
É um barato, é um sucesso
Dentro e fora do Brasil

Maria aux grandes chaussures
Grandes chaussures, grandes chaussures
De jour elle est Maria
De nuit elle est João

Ses grandes chaussures sont à la mode
Le monde les veut
Elles ont du succès, elles ont du succès
A l'étranger et au Brésil

Sapatão, qui signifie “grandes chaussures”, est souvent employé comme un mot péjoratif en argot brésilien renvoyant à une lesbienne masculine. Le mot existait avant cette chanson mais a aussi popularisé par celle-ci. Dans les années 1970, on prétendait que les lesbiennes aimaient porter des chaussures d'hommes mais ne pouvaient en trouver à leur taille, et qu'elles portaient donc de grandes chaussures.

Olha a cabeleira do Zezé
Será que ele é?
Será que ele é?
…..
Corta o cabelo dele!
Corta o cabelo dele!

Regarde la coupe de Zezé
Ce n'est pas possible ?
Ce n'est pas possible ?
…..
Coupez ces cheveux !
Coupez ces cheveux !

Dans un article relatif à la marchinha du carnaval publié sur un portail de sensibilisation à la santé mentale (En)Cena,  Kelly, 78 ans aujourd'hui, affirme que “Cabeleira do Zezé” renvoie à la contre-culture des hommes aux longs cheveux. Il y a aussi un contre-sens qui suggère que Zezé est en réalité un gay ou simplement efféminé.

Traditions sujettes aux critiques

Le bloco Domésticas de Luxo présentant des hommes blancs déguisés en bonnes noires a dû faire face à des critiques en ligne. Image de TV Globo / copie d'écran.

La période du carnaval tombe à pic pendant les vacances au Brésil et ramène des millions de personnes dans les rues pour profiter des festivités pendant au moins cinq jours. D'une région à l'autre, il y a différents styles de musique et de types de fêtes. Dans les villes du Nord-Est comme Salvador, les styles de musique comme l’axé dominent, alors que les fameuses compétitions des écoles de samba se déroulent plutôt dans les villes du Sud-Est comme Rio de Janeiro. Depuis la fin des années 1970, cette culture des costumes et orchestres s'était largement effritée, mais cela fait déjà une décennie qu'elle revit dans plusieurs villes, notamment Rio de Janeiro et São Paulo où ressurgissent les marchinhas oubliées.

D'autres costumes traditionnels sont aussi jaugés, comme celui de “l'indien” et de la “nega maluca”, signifiant la “femme noire folle” dont les habits sont composés d'un pantalon noir et vêtements associés aux costumes de domestiques. En 2015, le bloco “Domésticas de Luxo” (Domestiques prestigieuses) venant de la ville de Juiz de Fora a subi beaucoup de critiques sur la toile car ses membres portent d'habitude des vêtements de domestiques noirs. Le bloco existe depuis since 1958.

En discutant des marchinhas qu'il a composé, João Roberto Kelly déclarait ceci sur la polémique au journal O Globo :

Acho um pouco exagerada. Eu respeito todo mundo, todas as opiniões, mas acho que o carnaval é uma festa tão alegre, tão pura, é brincadeira em cima de brincadeira. O sujeito vai censurar uma letra de carnaval? No carnaval, o homem se veste de mulher, mulher se veste de homem, a gente brinca com careca, com barrigudo, brinca com todo mundo. A gente sai fantasiado de índio, sai assim, sai assado.

Je crois que c'est un peu exagéré. Je respecte tout le monde, toutes les opinions, mais je pense que le carnaval est une fête joyeuse, une vraie fête, on enchaîne des blagues les unes après les autres. Pourquoi censurer les paroles des chansons du carnaval ? Pendant le carnaval les hommes s'habillent en femmes, les femmes en hommes, on se moque des hommes chauves, gros, on se joue de tout. On sort habillés comme des indigènes, ou n'importe qui d'autre.

Et lorsqu'on lui demande si il considère cela comme une sorte de patrulha, qui est un terme péjoratif pour les groupes de militants, il dit :

É uma patrulha, mas sem necessidade. O carnaval é isso, é todo mundo solto, todo mundo procurando fazer uma fantasia qualquer. E agora vem o politicamente correto, o que é, o que não é… Essas músicas todas têm por volta de 50 anos, e o povo as consagrou, o povo gosta de cantar.

C'est une patrulha, même si on n'en a pas besoin. C'est le carnaval, tout le monde se lâche, tout le monde essaie de faire des costumes. Et maintenant il faudrait faire attention au politiquement correct en disant ce que c'est, ce que ce n'est pas… Ces chansons existent depuis environ 50 ans et les gens y sont attachés, ils aiment les chanter.

Les blocos ne souhaitant pas retirer ces chansons du répertoire pensent comme Kelly. Pedro Ernesto Marinho, le président de l'un d'entre eux, Cordão da Bola Preta, déclarait :

Não consideramos essas marchinhas ofensivas. Quem as compôs, certamente, não tinha essa intenção. Carnaval é uma grande brincadeira. Essa polêmica não vai levar ninguém a lugar algum e até desmerece o carnaval. O preconceito está mais dentro das nossas cabeças do que nas marchinhas.

Nous ne trouvons pas ces chansons du carnaval offensives. Ça n'était certainement pas l'intention des compositeurs. Le carnaval est un grand jeu. Ce scandale ne conduira nulle part et se fait même au détriment du carnaval. Les dommages sont plus dans nos têtes que dans les chansons du carnaval.

Un autre journaliste argumentait à son tour dans son article intitulé “Censurer les chansons incorrectes du carnaval est inutile, mais il est nécessaire de réfléchir aux paroles” en tenant compte des deux points de vue :

Talvez o melhor, em ambos os casos, seja refletir sobre o conteúdo dessas músicas e cantá-las em contexto adequado – como em um baile ou bloco de Carnaval, no caso das marchinhas – com a consciência de que não há mais como defender tais letras e, sobretudo, de que é preciso combater o racismo e a violência contra a mulher em qualquer tempo ou lugar. Inclusive em um baile ou bloco que toque O teu cabelo não nega e que, por acaso, registre caso de racismo ou de violência contra a mulher. Boicotar tais músicas é ineficaz, assim como pôr na mira qualquer outra composição que tenha a palavra mulata na letra chega a ser risível pelo exagero. Ter bom senso também é ser politicamente correto.

Il se peut que le meilleur soit dans les deux cas de réfléchir au contenu de ces chansons et de les chanter dans un contexte convenable – comme dans une parade ou un bloco du carnaval, dans le cas des marchinhas – en sachant qu'on ne peut défendre de telles paroles et surtout qu'il est essentiel de se battre contre le racisme et la violence envers les femmes en tous temps et lieux, incluant les danses et blocos qui passent  sur “O Teu Cabelo Não Nega” et font des insinuations racistes et sur la violence contre les femmes. Boycotter ce type de chanson ne sert à rien, tout comme rechercher le mot mulata dans les paroles des autres chansons est ridicule. Faire preuve de bon sens c'est aussi être politiquement correct.

Cette polémique s'enflamme mais secoue les idées préconçues. Les blocos contre les paroles citées ci-dessus ne souhaitent pas qu'on retire ces chansons du carnaval – ils veulent plutôt défier les préjugés qu'elles entretiennent. Ceux qui ne sont pas pour le changement sont libres d'aller ailleurs et il y a des milliers d'autres options. Au final, toute modification ne sera qu'encore plus en faveur du carnaval, un événement où il y en a pour tous.

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