Avec la série WordFrames, NewsFrames de Global Voices explore le discours médiatique à partir des associations de mots, en comparant et contrastant leur usage et leur possible signification dans les discussions publiques.
La crise des migrants en Europe compromet la survie de l'espace Schengen”
– Christine Lagarde, directrice générale du FMI, Davos, 23 janvier 2016Nous ne pouvons pas accueillir plus de réfugiés
– Manuel Valls, Premier ministre français, Munich, 12 février 2016(diapositive ci-dessus extraite de la présentation lors de l'atelier sur les demandeurs d'asile)
Ces citations nous montrent que pour beaucoup de gens, parler de “crise” migratoire est devenu une banalité. Pourtant, l'immigration n'a rien d'une nouveauté en France. Nous avons donc voulu nous faire une idée de la façon dont cette vaste question est actuellement cadrée dans les médias français.
Notre exploration nous a d'abord apporté le terme immigrant, soit une personne qui pénètre dans une région ou un pays pour un séjour de longue durée ou avec l'intention de s'y établir. Nous avons ensuite recherché les termes migrant et migration qui décrivent le déplacement d'individus ou de groupes d'un lieu à un autre — quelque chose d'aussi vieux que l'humanité elle-même. Enfin, nous avons aussi examiné les mots asile et réfugiés.
En creusant le sujet, nous avons voulu savoir si l'on pouvait en apprendre plus sur cette soi-disant crise à partir d'une exploration du traitement médiatique des immigrants, migrants, demandeurs d'asile et réfugiés.
L'horizon plus long de l'immigration en France
A grands traits, la France est devenu de plein gré un pays d'immigration après la fin de la deuxième guerre mondiale en 1945. Pendant les années de reconstruction après-guerre, la France connaissait une sérieuse pénurie de main d’œuvre, et les gouvernements désiraient attirer des travailleurs d'autres parties du monde.
Avant et après l'indépendance de l'Algérie, les ouvriers algériens ont contribué à la croissance de l'économie française, et ont été autorisés à faire venir leurs familles, ce qui a mené à la constitution d'une grandissante communauté musulmane. A la fin des années 1970, la France a aussi su se mobiliser pour accueillir plus de 100.000 boat-people vietnamiens fuyant leur pays après la chute du régime sud-vietnamien soutenu par les USA.
Mais, dans l'histoire plus récente, il y a un sentiment que les statistiques de l’immigration publiées en France manquent de détails et de transparence. Le pouvoir semble réticent à fournir des statistiques détaillées, et il y a des querelles récurrentes sur le nombre réel des “éloignements” (expulsions) — considéré par les gouvernements comme un indicateur significatif de l'efficacité de leurs politiques migratoires. Certains de ces expulsés reviennent de façon répétée, comme les Roumains (qui sont, précisons le, citoyens de l'U.E.) Pourtant, dès que l'on regarde de plus près la question de l'immigration, on relève quelques faits inattendus : ainsi, que l’Albanie était le premier pays d'origine des demandeurs d'asile en 2017. Cette relation malaisée avec les faits crée un fossé persistant entre discours et réalité, alimentant la suspicion, la méfiance, et l'exploitation des réactions de xénophobie. Ce qui se retrouve, de façon regrettable, dans le langage utilisé par des personnalités politiques pour évoquer les questions liées à l'immigration.
Comparons, par exemple, les déclarations fluctuantes de l'ex-premier ministre socialiste Manuel Valls, aujourd'hui député indépendant soutenant le parti LRM au pouvoir du président Macron.
En septembre 2016, premier ministre en fonctions, Valls s'exprimait en ces termes :
Manuel Valls a appelé jeudi à “éviter toute déclaration à l'emporte-pièce” sur la question des migrants, estimant que si la France doit prendre sa part dans leur accueil, elle est “loin d'être submergée”.
Redevenu député, Valls s'exprime à la radio le 21 janvier 2018 :
.@ManuelValls : “Nous n'avons pas besoin d'une nouvelle immigration” #QuestionsPol pic.twitter.com/X2hgZyh4GX
— France Inter (@franceinter) 21 janvier 2018
On a pu voir dans le glissement, de la France “loin d'être submergée” à “nous n'avons pas besoin d'une nouvelle immigration” la preuve d'un changement de discours vers une posture plus intransigeante sur l'immigration de la part de nombreux secteurs de la sphère politique.
Une approche de fermeture à l'immigration qui n'a pourtant rien de neuf, comme on peut le voir dans ce discours à l'Assemblée nationale de 1989 du premier ministre socialiste d'alors, Michel Rocard :
Il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles.
Ses paroles ont été simplifiées par la suite en mantra “la France (et l'Europe) ne peuvent pas accueillir toute la misère du monde”, une formule réutilisée depuis par les politiques de tous bords pour proclamer que la limite de tolérance aux immigrants était atteinte sinon dépassée. Le président français Emmanuel Macron lui-même, défendant sa politique d'asile en novembre 2017, s'est référé aux propos de Rocard :
“La France est un pays généreux, mais elle ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Michel Rocard. Je ne peux pas tenir un discours démagogiquement dangereux sur ce sujet.”
Ces dernières années, la question de l'immigration et des migrants a pris une visibilité de plus en plus aveuglante — il suffit de se rappeler Calais et sa tristement célèbre “Jungle” — qui nourrit les succès électoraux grandissants des partis populistes de droite dans toute l'Europe et ailleurs.
La fracture rhétorique : demandeurs d'asile “accueillis” contre migrants économiques “éloignés”
Qu'est-ce que Media Cloud ?
Media Cloud est une plateforme open source développée par le Center for Civic Media du MIT et le Berkman Klein Center for Internet and Society de Harvard. Media Cloud a pour objet d'agréger, analyser, livrer et visualiser l'information tout en répondant à des questions quantitatives et qualitatives complexes sur le contenu des médias en ligne.
Pour commencer notre exploration, nous nous sommes servis de l'outil d'analyse de datas de Media Cloud (voir encadré ci-contre) pour trouver les thèmes en rapport avec immigration et migration dans plusieurs collections de médias français.
Pour essayer de voir comment les médias français représentent la question en France même, notre première requête a examiné les usages d’immigration (et de son mot associé immigrants) ainsi que de migration (et de son mot associé migrants) dans des phrases où ils se retrouvent avec le mot “France” dans les collections de médias français.
Nous sommes partis de novembre 2017 pour finalement resserrer la période considérée du 1er janvier au 21 mars 2018, ce qui a produit 146 articles liés à immigration et immigrants et 707 articles liés à migration et migrants.
Le nuage de mots suivant montre les mots-clés associés (par ordre de prévalence décroissante) communs au terme “immigration” :
Ci-dessous, quelques-uns des mots-clés visualisés sous forme de diagramme en bâtons. Les mots-clés le plus fréquemment associés avec les mots de recherche “immigration” et “migration” étaient loi, projet, ministre, asile, présentation, migrants, droit, musulmans, accueillir :Les résultats de recherche montrent que des thèmes-clé sont ceux en rapport avec loi, asile, migrants et musulmans. En creusant davantage pour commencer à analyser les articles associés aux mots, un exemple a émergé en particulier : le projet de loi “asile-immigration”.
Les principales dispositions du projet de loi “asile immigration”, présenté au Conseil des ministres en février 2018, visent à rallonger les durées maximales de rétention et à restreindre les possibilités d'appel. Pour “équilibrer” cet objectif, le gouvernement a prévue une composante “intégration”, avec des mesures pouvant être ajoutées ultérieurement au texte.
Comme on le voit par les articles cités ci-dessous, ce projet de loi fait polémique en France, avec de vifs échanges tant pour que contre sa mise en œuvre. Les défenseurs du texte appartiennent essentiellement au gouvernement et aux représentants du parti majoritaire, alors que ses détracteurs se trouvent dans le monde associatif et parmi les défenseurs des droits humains :
Asile et immigration : “Il faut être ferme parce que l'on ne peut pas accueillir tout le monde” Europe1, 19 février 2018 : Interview de la députée LREM qui sera rapportrice du texte à l'Assemblée Nationale :
“Je crois qu'il était important d'avoir ce texte qui nous permet de mieux accueillir, de mieux intégrer […] et puis aussi d'être plus efficace, d'être plus ferme sur les reconduites”, développe l'élue. “L'objectif est de montrer que l'on a une identité en France, qui est celle du droit d'asile. On va la préserver et l'améliorer”, assure-t-elle.
Loi asile et immigration : “Une logique de contrôle, de tri et d'expulsion” Europe1 20 février 2018, Interview du président de la CIMADE, ONG de défense des droits des migrants :
“[…] le projet qui sera présenté demain est un projet de loi résolument répressif, dont le centre de gravité penche considérablement vers une logique de contrôle, de tri et d'expulsion des personnes migrantes”, déplore le responsable associatif. “Il serait tout à l'honneur du gouvernement d'assumer cette logique répressive et de ne pas nous enfumer avec, soi-disant, des textes équilibrés”
Et nous voilà au cœur même du sujet : a-t-on raison ou pas de trier les arrivants, en créant des distinctions entre les catégories de migrants admis à entrer dans le pays.
Les tensions s'éclairent lorsque les thèmes dominants sont regroupés :
Ces combinaisons aident à comprendre les mots-clés en contexte, en ce qu'elles montrent les mots qui le plus souvent précèdent ou suivent le mot-clé dans la phrase.
En examinant les combinaisons elles-mêmes, nous voyons d'intéressants nœuds de tension : “peut/doit accueillir les réfugiés” peut s'interpréter comme la tension entre une France qui se dit un pays humaniste défenseur des droits de l'homme, et sa politique réelle de fermeture à l'immigration ; et “tous migrants économiques”, comme un nœud de tension entre les réfugiés ‘accueillis’ et tous les autres à qui l'accès doit être refusé.
Cette idée que la France devrait ou non accepter plus de migrants cherchant à changer leur avenir économique se retrouve dans la défense par le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb du nouveau projet de loi “asile-immigration” :
Collomb se dit “obligé de faire” un tri entre les migrants
L'Express, 11 février 2018“On ne peut faire de manière exponentielle un accueil vis-à-vis de tout le monde, comme un certain nombre de gens le voudraient. Ils disent ‘on n'a pas besoin de faire un tri, on ne doit pas choisir entre ceux qui ont besoin de l'asile et les migrants économiques’ . Si ! On est obligé de le faire parce qu'à un moment donné, nous ne pourrons pas donner un avenir à tout le monde“
Dans ce passage, nous voyons M. Collomb argumenter pour la nécessité de sélectionner les gens — de séparer ceux qui fuient les guerres et les menaces (dont ils peuvent donner des preuves) et ceux qui tentent de trouver un meilleur travail.
Ainsi, le droit de la personne à la liberté de mouvement est-il entièrement dans le nom qu'on lui donne ?
De ‘migrants’ à ‘exilés’ : la dimension humaine
Afin de gommer la fracture rhétorique entre demandeurs d'asile “acceptés” et migrants économiques “refusés”, et, plus généralement, de promouvoir une vision humaine d'individus ayant un nom et un destin, de nombreuses associations et défenseurs des droits humains avancent le mot “exilés” à la place de migrants.
Un “exilé” est une personne qui a été contrainte par une raison quelconque (par choix ou par force) à quitter son pays d'origine et à s'installer dans un pays étranger. Nous avons ajouté ce terme dans notre deuxième recherche, à côté du terme “migrant”, pour voir si le mot “exilé” apportait un éclairage intéressant à la perception des migrants dans le contexte français.
Exil* donne des mots-clés apparus dans l'actualité récente, et s'appliquent toujours d'abord à l'ex-président catalan Carles Puigdemont (203 mentions en deux mis et demi), qui a fui en Belgique pour échapper à son arrestation par les autorités espagnoles ; et à l'ex-espion russe retrouvé apparemment empoisonné au Royaume-Uni (89 mentions ‘Londres’ et 84 ‘mort’), tandis que “migrants” en compte 56. Le nuage de mots Migrant* produit : Calais ; associations (qui condamnent la politique de l’État et les violences policières) ; Macron ; et de nombreuses références au vocabulaire juridique et administratif lié aux procédures instituées par l’État.Ce nuage de mots reflète le fait que dans le laps de temps retenu pour notre recherche, la ville de Calais (qui se trouve être surtout, malgré elle, une zone de transit pour les migrants à destination de l'Angleterre) fait régulièrement l'actualité, surtout avec les ‘rixes‘ et les ‘violences‘ ‘entre‘ migrants/réfugiés dont certains se retrouvent ‘entre la vie et la mort‘, qui ont fait plusieurs ‘mort‘ et ‘blessés‘. Les passeurs sont à la racine de ces affrontements territoriaux pour le contrôle des parkings sur lesquels les migrants, avec leur aide chèrement payée, grimpent et se cachent dans les poids lourds en attente de franchir la Manche :
France: cinq migrants entre la vie et la mort à Calais après des affrontements RFI, 1er février 2018
« Le conflit entre Afghans et Africains a toujours été sous-jacent. C'est malheureusement un schéma classique » de voir des affrontements entre eux, a commenté une source préfectorale.
Les relations entre le gouvernement et les associations se sont aigries :
Migrants à Calais : Macron dénonce les “mensonges” de certaines associations L'OBS 16 janvier 2018:
La rupture entre le milieu associatif et l'exécutif est consommée depuis plusieurs semaines, notamment après la décision du ministère de l'Intérieur d'autoriser des équipes à vérifier la situation légale des migrants dans les centres d'hébergement.
Nous constatons que les références à Calais sont absentes de notre requête sur “exilés”, d'où il ressort que les médias n'envisagent pas les gens à Calais comme des exilés, mais plutôt comme des migrants, donc des personnes en déplacement. Cette conception des migrants ou flux migratoire sous-entend généralement qu'il faut agir pour prévenir toute “fixation” et tout “appel d'air“,une absorption étant supposée attirer toujours plus de nouveaux arrivants.
Ce graphique de combinaisons de trois mots nous donne des indications intéressantes sur “migrants”, en montrant la prévalence des préoccupations administratives et de gestion :
Pour résumer brièvement notre recherche, les mots qui prédominent dans le cadrage de la question de l'immigration et des migrants peuvent être caractérisés comme généralement négatifs : abondent les termes qui renvoient à la crise, aux limitations par la loi, ou au danger tant pour des pays de destinations débordés que pour les migrants eux-mêmes.
Quelques réflexions pour conclure
Retour à la scène mondiale : une crise paraît bien exister s'agissant des déplacements forcés, et la tendance est probablement là pour durer avec les précisions de nombres grandissants de “réfugiés climatiques”. Mais la France en fait-elle assez pour utiliser son plein potentiel d'accueil ?
Des médias, des personnalités publiques et des spécialistes disent que la réponse à cette question est “non”. En réalité, certains travaillent inlassablement à rétablir les faits, à alerter sur les violations des droits des migrants, et à dénoncer la violence de l’État contre les populations vulnérables. Certains constatent que la couverture médiatique immigration/migrants a des lacunes importantes, qu'ils œuvrent à combler. C'était l'un des objectifs de la récente Convention Nationale sur l'Accueil et les Migrations française de mars 2018, une rencontre de divers acteurs de la défense des droits et du soutien aux migrants.
Pour certains, cela revient à ceci : appeler les gens “migrants” est une façon de les catégoriser comme des gens qui bougent, donc par définition ils doivent continuer à bouger et n'ont rien à faire “chez nous”.
Le sociologue et blogueur français Eric Fassin explique le pouvoir des noms que nous donnons aux gens dans le contexte de l'immigration :
“L’émigré, c'est celui qui est parti, l'immigré, c'est celui qui est arrivé, le migrant c’est celui qui n’a pas ‘vocation’ à être ici, ni nulle part : il ne fait que se déplacer”.
Dans cette situation complexe, les solutions à cette situation exigent de nous de changer les termes mêmes de notre traitement de l'information. Tant que le mot “migrants”, dépourvu de toute véritable signification juridique, et qui pour cela, selon l’ONU et les ONG, devrait être utilisé avec précaution pour éviter idéologies et ambigüités, sera utilisé comme cadrage, il n'y aura pas de remèdes durables à l'horizon.