Le 12 janvier, neuf ans ont passé depuis le cataclysmique tremblement de terre de magnitude 7,0 qui a ravagé Haïti, rasé une grande partie de son infrastructure, paralysé une économie déjà chancelante, et causé des centaines de milliers de morts. Les habitants de Haïti ont perdu êtres chers, foyers, moyens de subsistance, espoirs.
Cette année, au lieu de se contenter du souvenir de la dévastation, un collectif de paysans haïtiens a redéfini ce que l'anniversaire du séisme signifie pour eux en signant un accord historique qui apportera réparation aux près de 4.000 personnes du nord-est de l’île qui ont été déplacés pour laisser place au chantier du Parc industriel de Caracol financé par la Banque inter-américaine de développement (IDB) et l'USAID.
Vendu par le gouvernement haïtien comme un élément de l'effort de reconstruction post-tremblement de terre, le parc se veut un moyen de redémarrer l'économie de l'île et de générer un chiffre d'affaires “égal à plus de 150 fois la valeur estimée des récoltes produites par le terrain de 240 hectares” sur lequel le parc industriel était en cours de lotissement.
Mais à l'approche du premier anniversaire du tremblement de terre, 422 paysans et leurs familles ont vu leurs terres agricoles leur être enlevées, avec seulement quelques jours de préavis. Le parc n'a jamais fonctionné à plus de 15 pour cent de sa capacité et a finalement généré beaucoup moins d'emplois que prévu. Ceux qui y avaient été embauchés étaient payés l'équivalent de 5 dollars US par jour.
IDB donne une autre version des événements. Si les deux parties conviennent qu'en janvier 2011, une clôture fut montée le long des limites du site, les paysans affirment qu'une fois installée, ils n'ont plus eu accès à leurs terres, et que leur récoltes ont été perdues. L'IDB maintient qu'ils ont eu accès à leurs terres jusqu'à plus tard dans l'année. La maigre indemnisation finalement reçue par les paysans n'a commencé à couler goutte à goutte qu'en septembre 2011. Les terres de remplacement qui leur étaient promises ne se sont jamais matérialisées.
L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais avoir reçu le versement final en espèces fin 2013, et la prise de conscience qu'il ne suffisait pas à les aider à reconstruire des moyens durables de subsistance, les paysans ont formé un collectif — le Kolektif Peyizan Viktim Tè Chabè — pour défendre leurs droits. Si le Kolektif représente les intérêts de tous les paysans déplaces, 415 d'entre eux se s'y sont formellement inscrits.
Le 12 janvier 2017, avec l'assistance d'organisations haïtiennes et internationales de la société civile, les paysans ont adressé une réclamation détaillée au service comptable de l'IDB. Ils demandaient, entre autres, une juste indemnisation financière et non-financière, ainsi qu'un soutien éducatif pour les familles des victimes.
Ils ont également demandé à la banque de réexaminer sa définition de ceux qu'elle avait jugés “vulnérables”. Quand elle avait entrepris sa première procédure de relocalisation, la banque n'avait identifié que 35 personnes comme vulnérables, dont la plupart ne reçurent pas de soutien additionnel pour reconstituer leurs moyens de subsistance. Le Kolektif arguait qu'un beaucoup plus grand nombre de ses membres étaient vulnérables et nécessitaient une aide supplémentaire.
Les discussions entre le Kolektif, l'IDB et le ministère de l’Économie et des Finances (UTE) commencèrent quelque cinq mois plus tard. Elles durèrent 18 long mois, pour produire finalement un accord historique qui assurera aux paysans de nouvelles terres, des emplois, des équipements agricoles modernes, le développement de petites entreprises et des opportunités de formation. Il comporte aussi une indemnisation spécifique pour les plus vulnérables — bien au-delà des 35 personnes initialement identifiées — et inclut un accès au microcrédit, avec un accent particulier mis sur les femmes et les personnes handicapées.
Avec l'aide d'interprètes, j'ai parlé au téléphone avec Milostène Castin, le coordinateur d'Action pour la Reforestation et la Défense de l’Environnement (AREDE), une des organisations qui ont aidé les paysans à déposer la réclamation originelle, et Eva Jean Baptiste, une des dirigeantes du Kolektif. Eva, dont la famille a perdu ses terres à l'avantage de Caracol, a aidé à négocier cet accord historique.
Castin a voulu aider les paysans à surmonter l'exclusion sociale et à obtenir un accord significatif. L'AREDE a donc commencé par les sensibiliser aux avantages d'une participation communautaire. Castin a prévenu que les progrès seraient graduels, mais il était convaincu que le processus d'exigence de responsabilité allait porter ses fruits. L'IDB possédait des mécanismes internes pour déterminer s'il y avait eu des fautes commises. En cas de succès, l'action des paysans servirait de précédent solide si les pouvoirs publics étaient tentés de prendre des décisions similaires dans le futur.
Assistés par Castin, les paysans constituèrent le Kolektif et commencèrent à s'organiser en commissions. Ils avaient une stratégie claire pour récupérer leurs moyens de subsistance : faire prendre conscience des enjeux à toutes les familles, et chercher le soutien là où il leur en fallait. Action Aid est intervenu pour aider à compiler et analyser l'information, et Accountability Counsel a géré les aspects juridiques du dépôt de la réclamation.
Lorsqu'en juin 2017 le Kolektif reçut une réponse officielle de l'IDB indiquant que leur réclamation était admise, ce fut la première fois à Haïti que les victimes d'une appropriation de terres avaient pu faire entendre leurs voix dans un processus formalisé de résolution de litige. Les paysans ont pu avoir une place à la table et prendre leur propre défense. Pour Castin, cette émancipation fut l'un des plus grands accomplissements de leur parcours commun.
L'accord, que les paysans ont contribué à élaborer, a été finalisé en décembre 2018, et Castin dit qu'il est un témoignage de leur solidarité et de leur détermination.
Cela n'en reste pas moins un parcours en montagnes russes pour les familles affectées. Avant le tremblement de terre de 2010, elles vivaient modestement, mais parvenaient à bien se nourrir, à payer les soins médicaux élémentaires ainsi que l'école de leurs enfants. Après le véritable commencement du travail dans le parc industriel, tout cela changea. Eva Jean Baptiste dit que c'était comme “nous couper les deux mains,” ajoutant, “c'était une sorte de mort. Nous désespérions. Nous n'avions aucune autre source de revenu.”
Même aujourd'hui la réalité quotidienne reste difficile, mais Eva est fière que le Kolektif ait déjoué le destin. Elle dit que l'affaire est “fondatrice”. “Nous savions que nous disions le vrai,” explique Eva. La “stratégie de coalition” leur a donné la force de maintenir la pression tant sur le gouvernement que sur l'IDB. Les paysans savaient que tous les protocoles opérationnels de la banque relatifs au parc industriel n'avaient pas été suivis, dont les garanties environnementales et les mesures de relocalisation non volontaire et d’égalité hommes-femmes dans le l'opération de développement, et se sont sentis capables de réaliser le changement.
Décrivant les femmes de la communauté comme les “premiers témoins” de la détresse qui a accompagné la perte de leurs terres, Eva donne une image saisissante de ce qu'elles ont vécu:
In Haiti, women spend more time at home with the children. We had nothing to fall back on, nothing to sell at the market. Some people even tried to take loans to feed their families or send their kids to school. What we suffered through the most was the loss of our dignity. We had nothing, and the women saw it all first. We were looking directly at the misery, day after day, when we couldn't feed our children or send them to school. At least the men could leave home and try to do something, even if they came back with nothing.
A Haïti, les femmes passent plus de temps à la maison avec les enfants. Nous n'avions rien sur quoi nous rabattre, rien à vendre au marché. Certains ont même tenté d'emprunter pour nourrir leurs familles ou envoyer leurs enfants à l'école. Ce qui nous a le plus fait souffrir, c'est la perte de notre dignité. Nous n'avions rien, et ce sont les femmes qui l'ont vu en premier. Nous voyions directement la misère, jour après jour, quand nous ne pouvions pas nourrir dos enfants ou les envoyer à l'école. Les hommes pouvaient au moins sortir et et essayer de faire quelque chose, même s'ils revenaient sans rien.
Maintenant que l'accord est signé, Eva est satisfaite, même si le collectif n'a pas obtenu tout ce qu'il voulait. Il espérait, par exemple, que l'IDB supporterait le coût complet de la scolarité des enfants, au lieu de quoi l'IDB a accepté de donner deux lots de fournitures scolaires et de matériel pédagogique pour chacune des familles.
Eva est optimiste pour la phase de mise en œuvre qui a débuté, avec à propos, le 12 janvier et se déroulera sur les cinq prochaines années.
“Nous avons de la joie dans nos vies maintenant,” dit Eva. “Ceci nous a aidés à recommencer nos vies.” Une centaine environ de paysans les plus vulnérables auront désormais des titres de propriété privée sur la terre. Les autres auront accès à de l'équipement agricole et à de la formation, ou à une assistance au développement de petites entreprises.
Les cultures ont besoin de temps pour pousser, aussi des membres de la collectivité se sont-ils vu également proposer un travail temporaire dans le parc pour leur donner un revenu stable pendant qu'ils travaillent à se créer un gagne-pain durable.
Quant à Castin, il dit que voir les résultats positifs le pousse à continuer : “Il s'agit de créer des communautés dans la durée.”