Crise séparatiste au Cameroun : trois ans de menaces, d'attaques identitaires et d'atteintes à la liberté d’expression

A l'entrée d'un parc au Cameroun, une barrière en bois tressé fait office de portail ; elle est encadrée par deux drapeaux du pays et porte l'inscription « Le Cameroun uni à jamais ». En arrière-plan, des statues représentant des animaux sauvages locaux : un gorille, une girafe et un lion.

Un parc du Carrefour Warda près des cascades du Mfoundi au Cameroun. « Le Cameroun uni à jamais », indiquent les pancartes. Photo de Simbanematick via CC BY 4.0.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

En novembre 2016, des protestations éclatent dans les régions anglophones camerounaises du nord-ouest et du sud-ouest contre une domination majoritairement française. Les protestataires ont relayé les revendications par des avocat·e·s et des enseignant·e·s anglophones dans le but d’obtenir la mise en place du common law [Ensemble des règles non écrites formant le droit anglais ; branche du droit anglo-saxon selon l’office québécois de la langue française [fr], ndlt.] et du système d’éducation anglais dans leurs régions.

La minorité anglophone camerounaise représente 20 % de la population du pays, tandis que les 80 % restants correspondent à la majorité francophone.

Ces manifestations se sont appuyées sur les médias sociaux – en particulier Facebook – pour mobiliser et informer.

L’identité, les langues et les droits numériques au Cameroun en un clin d’œil

  • Le Cameroun est divisé entre les cultures anglophone et francophone et compte 200 langues
  • Le gouvernement a bloqué l'accès à internet en 2017 dans une tentative d’étouffement de la crise anglophone
  • Le gouvernement n’a pas de mesures clairement définies pour gérer les discours haineux sur Facebook
  • En janvier 2019, le Cameroun se plaçait parmi les quinze plus grands utilisateurs de Facebook [d’Afrique]

La répression de ces protestations par le gouvernement francophone a conduit à une guerre séparatiste de 3 ans – largement impulsée par des politiques identitaires et linguistiques – connue sous le nom de « crise anglophone ».

Depuis cette crise, des attaques en ligne et des discours haineux ancrés dans une crise identitaire continuent d’entraver la liberté d’expression.

Des affrontements entre les groupes séparatistes, la police d’État et l’armée ont causé la mort d'au moins 2 000 personnes, tandis que 500 000 autres ont été déplacées. Les groupes séparatistes anglophones du sud Cameroun cherchent à se défaire du Cameroun majoritairement francophone et à créer une nouvelle nation, l’Ambazonie.

Coupures d’internet

En octobre 2016, un mois avant le début des protestations, le gouvernement a été largement critiqué sur les réseaux sociaux au sujet de la gestion d’un accident ferroviaire ayant eu lieu dans la ville d’Eséka, dans la région du centre, causant plus de 80 morts et 600 blessés.

La réponse du gouvernement a été de faire campagne contre les dangers que représentent les réseaux sociaux. Le journal Cameroon Tribune, contrôlé par l’État disait des réseaux sociaux qu’ils « devenaient très vite une menace à la paix et un instrument manipulatoire secret », leur attribuant un « caractère destructif, de déstabilisation de l’opinion publique et de déformation des faits, parmi d’autres choses ».

En janvier 2017, le pays d’Afrique de l'Ouest a coupé internet dans ses régions anglophones. La coupure – qui a duré jusqu'en mars 2018 – a été mise en place suite à l'apparition d'un déluge d'images mortuaires et de torture sur internet, que le gouvernement désirait supprimer.

Non seulement la coupure a privé les usagers d’information – dont la majorité est constituée de jeunes – mais elle représentait également une infraction à une résolution adoptée par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies de 2017 sur « la promotion, la protection et la jouissance des droits de l’Homme sur internet ».

La résolution condamne les interruptions de l’accès à internet et « affirme que les droits de l’Homme s’appliquent tant en ligne que dans la vie réelle » [formule employée par le Conseil de l’Europe], en particulier en termes de liberté d’expression.

Les politiques identitaires et linguistiques

Depuis des décennies, le Cameroun est enlisé dans de nombreux débats houleux sur comment représenter les cultures anglophones et francophones de manière plus équitable dans les espaces publics.

Le pays a fusionné avec les langues et les cultures anglaise et française après la Première Guerre mondiale, quand la Grande-Bretagne et la France ont pris le contrôle de la colonie, alors allemande, profitant la guerre pour exproprier l’Allemagne.

Le Cameroun français accède à l'indépendance en 1961, devenant la République du Cameroun. La même année, le Cameroun anglais a voté l'union à la république pour former la République Fédérale du Cameroun, alors composée de deux États.

Néanmoins, le premier président du Cameroun Ahmadou Ahidjo, qui a gouverné de 1961 à 1982, a dissout le système fédéral en 1972.

Il en résulte un Cameroun composé de dix régions, dont huit sont francophones et deux sont anglophones.

« Au Cameroun, nous avons un groupe WhatsApp pour les nouvelles sportives » explique Samuel, un journaliste sportif, dans un entretien pour Global Voices le 5 mars à Yaoundé, la capitale. Samuel est un Camerounais anglophone du sud-ouest, une région anglophone. Il a demandé à Global Voices de ne pas divulguer son identité complète par peur de représailles :

Often we get official documents from federations in French. When my English colleagues ask why it is like that, most French colleagues hit back, saying tu dois etre bilingue [‘you need to be bilingual’] – le Cameroun est bilingue [‘Cameroon is bilingual’]. The funniest thing is that they can’t even read documents in English. We will quarrel and even lose track of the essence of the document at times – that’s how English journalists struggle for our identity in this country.

Nous recevons souvent les documents officiels des fédérations écrits en français. Quand mes collègues anglais demandent pourquoi il en est ainsi, la plupart des collègues français ripostent en disant tu dois être bilinguele Cameroun est bilingue. L’ironie est qu’ils sont incapables de lire les documents en anglais. Alors, on se dispute parfois au point d’en oublier l’essence du document – c’est comme ça que nous, journalistes anglais, luttons pour notre identité dans ce pays.

L’an passé, les législateurs du Cameroun ont fait pression pour un projet de loi afin de renforcer une utilisation égalitaire de l’anglais et du français comme indiqué dans l’Article 1(3) de la constitution du pays.

Selon la loi, les décisions judiciaires pourraient être rendues dans n’importe quelle langue officielle, c’est-à-dire aussi bien en anglais qu’en français, en fonction du choix des parties concernées. Mais certain·e·s avocat·e·s anglophones craignent l’assimilation. Au contraire, les citoyen·ne·s anglophones veulent que l’anglais soit utilisé dans leurs régions, où les tribunaux appliquent la common law.

Les trolls d’internet

Au Cameroun, les journalistes doivent se montrer très prudent·e·s lors de reportages sur les atrocités en lien avec la guerre séparatiste qui persiste dans le pays. Donner l’impression d’appartenir à un camp, que ce soit celui des séparatistes ou celui du gouvernement peut exposer les journalistes aux attaques des trolls d’internet des deux camps.

« J’ai reçu plusieurs attaques sur Facebook à cause de mon travail », déclare Kehdinga Fabrice, un journaliste du Guardian Post dans le sud-ouest du Cameroun, s’adressant à Global Voices le 6 mars. « Une édition du Guardian Post a été postée [sur Facebook] et quelqu’un est intervenu et a commenté ; j’ai répondu au commentaire. Il m’a insulté sur la plate-forme et m’a même envoyé un message privé me décrivant comme un “agent du gouvernement” », dit Kehdinga Fabrice.

Facebook, où presque la moitié des 8 millions d’utilisateur·ice·s de réseaux sociaux du pays a un compte, est un endroit où les attaques en ligne surviennent très fréquemment.

Kehdinga Fabrice a indiqué à Global Voices :

It’s a normal phenomenon … if a frontpage newspaper gives a positive side of separatists, we are attacked — it’s the same scenario if we write on the side of the government. People send me messages [to my] inbox and even threaten me. Now I just read Facebook posts without commenting to be on the safe side.

C’est un phénomène courant… si la une du journal donne une image positive des séparatistes, on nous attaque – c’est le même scenario si on approuve le gouvernement. Les gens m’envoient des courriers électroniques et vont même jusqu’à me menacer. Désormais, je me contente de lire les commentaires Facebook sans répondre, par sécurité.

L’appartenance ethnique suscite des violences en ligne

En février 2020, s’est déroulée la course annuelle au Mont Cameroun dans la ville anglophone de Buéa, dans la région sud-ouest du pays.

Les athlètes de la région du nord-ouest, l’autre province anglophone du Cameroun, étaient en compétition avec les peuples Fako, un groupe ethnique du sud-ouest, qui rendent un culte à la déesse Epas’a Moto.

La plupart des vainqueurs de la Course de l’espoir du Mont Cameroun sont originaires du nord-ouest.

Les responsables de la rédaction du journal The Median ont posté une bannière sur Facebook avec pour gros titre : « Course de l’espoir du Mont Cameroun : Les athlètes du NO piétinent Epas’a Moto, remportent des dizaines de millions. »

La manchette insinue que les concurrent·e·s du nord-ouest ont dupé les athlètes Fako et méprisé leur déesse Epas'a Moto, pour remporter une large victoire.

Le mot « rubbish » [voulant dire déchets, utilisé ici comme un verbe et traduit par « piétinent »] a été mal reçu sur Facebook : beaucoup de lecteur·rice·s ont perçu la manchette comme une insulte violente envers le peuple Fako et leurs croyances, ce qui a causé de nombreux commentaires négatifs.

John Ndumbe a commenté :

Idiot! Do you know that NW [northwest] has 100 tribes? If they win the mountain race so what? Has Manyu [another tribal group] ever won a trophy despite their Nyankpes and leopards?

Imbécile ! Savez-vous qu’il y a 100 tribus dans le nord-ouest ? Ils ont gagné la course de la montagne, et après ? Manyu [un autre groupe ethnique] n’a-t-il jamais gagné un trophée en dépit de leur Nyankpes et de leurs léopards ?

Eileen Tabuwe Akwo a ajouté :

Was Epas’a Moto in competition or against the athletes? All gods as we know are impartial and defend the pure of heart. By allowing this headline, The Median is supporting a wrongful insult. Let’s rethink our journalism.

Epas’a Moto était en compétition avec ou contre les athlètes ? C’est connu, tous les dieux sont impartiaux et défendent les cœurs purs. En autorisant cette manchette, The Median encourage une insulte injustifiée. Repensons notre journalisme.

Les règles de la communauté appliquées sur Facebook imposent d’enlever tout post incitant aux discours haineux et violents. Cependant, le post est toujours en ligne. De plus, il n’y a pas de suivi clair au niveau gouvernemental des violences proclamées sur le réseau social.

En réponse à l’augmentation de ce type de discours en ligne, le parlement a préparé un projet de loi sur les discours haineux et le tribalisme en novembre 2019, qui a été approuvé par le président Paul Biya et adopté en décembre 2019. Les contrevenant·e·s encourent une amende de 3 millions de francs centrafricains, soit environ 5 000 dollars américains, et une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans, en fonction de la gravité du crime.

Mais, selon l’avocat en droits humains Me Felix Agbor Balla, accusé de terrorisme suite à la crise anglophone, seules les transgressions contre les institutions ou les personnalités gouvernementales sont réprimées.

Le 27 mars, Me Agbor Balla a déclaré à Global Voices:

The problem with government is that they politicize it – they use it when it is convenient for them. When people use [hate speech] against people who are against the government — nobody cares.

Le problème avec le gouvernement est qu’il l’a [la loi sur les discours haineux] politisée. Il l’utilise à son avantage. Quand les gens diffusent un discours haineux contre les opposants au gouvernement, personne n’y prête attention.

En janvier 2019, le Cameroun était classé parmi les 15 plus grands utilisateurs de Facebook en Afrique, ce qui signifie que la majorité de sa population utilise la fameuse plate-forme sociale.

« Le Cameroun a besoin d’un accord solide avec Facebook – pour que soit mis en place un système de surveillance afin de retirer tout message constituant une attaque », affirme Me Agbor Balla.

Cet article fait partie d'une série intitulée « Matrice d'identité : contrôle par les plateformes des menaces pesant sur la liberté d'expression en Afrique » [fr]. Ces articles relatent des enquêtes sur les discours haineux en ligne fondés sur l'identité, sur la discrimination liée à la langue ou l'origine géographique, la désinformation et le harcèlement (en particulier contre les femmes militantes et les journalistes) qui prévalent dans les espaces numériques de sept pays africains : l'Algérie, le Cameroun, l'Éthiopie, le Nigéria, le Soudan, la Tunisie et l'Ouganda. Le projet est financé par le Fonds pour les droits numériques en Afrique de la Collaboration sur les politiques internationales des TIC pour l'Afrique orientale et australe (CIPESA).

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