Ni haine ni pitié : laissez-moi vivre dans mon corps

Dessin d’une petite fille emprisonnée dans la patte d’un monstre

Dessin de Lucia Jiménez Peñuela, d’après un concept de Giovana Fleck.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des articles en espagnol, ndlt]

En Colombie, les femmes mesurent en moyenne 1m 54 et les hommes 1m 71. Je parle évidemment des hommes et ses femmes cisgenres [fr]. Mon corps de 1m 88 attire encore plus les regards à présent. Dans ma « vie antérieure », j’étais complimentée pour ma taille, puisque d'un point de vue masculin, c’est en général valorisant d’être grand. J’étais toujours le choix numéro un pour soulever des objets lourds parce que les hommes sont les plus forts : c’est le cas depuis l’âge de pierre, non [fr] ?

Ce corps était alors considéré comme celui « d’un homme fort déguisé en femme ». Plus tard, il n’a plus été un corps humain mais est devenu l’objet des regards scrutateurs d'autrui.

Des personnes plus délicates diraient qu’elles sont impressionnées de voir quelqu’un d’aussi grand. La plupart du temps, cependant, les yeux scrutent votre corps jusqu’à ce que vous soyez mal à l’aise, quelle que soit la robe qui le recouvre. Les corps des personnes en transition, passant d’homme à femme, sont constamment sexualisés. Leurs parties génitales sont scrutées et elles sont toujours critiquées à l’aune du modèle irréaliste de la femme blanche cisgenre [en]. Je parle du passing [fr] : dans quelle mesure nous ressemblons ou non à ce modèle de femme, ou, pour utiliser une terminologie plus courante, dans quelle mesure nous ne ressemblons pas à des trans.

Peu importe à quel point nous changeons notre corps, nos parties génitales, nos seins, nos vêtements, etc., ce n’est jamais suffisant ; même si on avait nos règles, ça ne serait toujours pas suffisant. Et si la science évolue et que les femmes trans peuvent tomber enceinte, on leur dirait encore qu’elles ne sont pas vraiment comme les autres femmes.

Voilà où j’en suis : une grande femme à la peau cuivrée qui, jusqu’à l’année dernière, recevait en moyenne trois remarques d’inconnus par jour pour me dire combien mon corps est inapproprié. Accompagnées de regards dégoûtés, effrayés et lubriques. Et je ne parle pas des attaques verbales et physiques que je subis à cause de mon identité féminine.

Il y a un an, ma mobilité s’est sérieusement détériorée suite à de longues journées de travail sédentaire sans pause. Je souffrais de douleurs chroniques et paralysantes et de déséquilibre lorsque je marchais, je me sers donc à présent d’une canne. Même si les regards, commentaires et incidents haineux n’ont pas complètement disparus, maintenant que je suis handicapée, je vois que les regards sont à présent chargés de pitié. Ce ne devrait pas être le cas, mais au moins cette pitié m’a rendue un peu de l’humanité dont on m’avait dépouillé. Je préfère être regardée avec pitié plutôt qu’avec haine.

Avant, certains « compliments » étaient liés au fait qu’on me prenait pour une prostituée (parce qu’on pense que je ne suis bonne qu’à ça). À présent, mon corps avec sa canne a partiellement perdu son pouvoir d’attraction pour ceux qui font ce genre de commentaires.

Où est-ce que je veux en venir ? Je ne veux pas inspirer la pitié de ceux qui lisent ce texte : je veux montrer à quel point les personnes qui critiquent autant les corps différents n’ont aucune idée de ce que nous devons traverser pour avoir, soigner ou préserver les corps que nous habitons.

Ils n’ont aucune idée des routines strictes que je dois suivre pour ressentir moins de douleur en marchant.

Ils n’ont aucune idée du courage [en] dont il faut faire preuve pour défendre sans cesse la légitimité de son corps.

Ils n’ont aucune idée que la voix qui les fait rire, parce que c’est « une voix d’homme », fait en réalité partie du spectre des voix féminine et que j’ai dû faire de nombreuses séances d’orthophonie pour y parvenir, comme une chanteuse pour la scène.

Ils n’ont aucune idée du nombre de docteurs à qui j’ai dû prouver que j’étais une femme pour avoir accès à des soins. Des docteurs me voyaient comme un homme fort qui ne se rendait chez le médecin que pour inventer des maux. Ne pas avoir de règles leur semble suffisant pour ne pas me considérer comme un être humain.

Ils n’ont aucune idée du stress post-traumatique dont je souffre après avoir été suivie et presque tabassée, à quel point il est épuisant de devoir fermer les yeux ou fixer le sol dans le bus pour éviter de rencontrer les regards insistants des passagers autour de moi, comme si j’étais un produit en solde au supermarché.

Ils n’ont aucune idée des moqueries, des regards, des gens qui vous montrent du doigt, des agressions en tout genre que mes amis et connaissances ayant des handicaps plus complexes que le mien doivent subir dans la rue et pendant les consultations médicales.

Ils n’ont aucune idée à quel point l’électrolyse et les complications qui suivent l’épilation au laser des poils du visage sont douloureuses. C’est comme si les seules douleurs légitimes pour une femme étaient les crampes menstruelles et l’accouchement. On souffre aussi dans notre chair et dans notre cœur lorsqu’on a des cicatrices.

Il nous est arrivé à tous et toutes d'un jour critiquer des corps qui n’étaient pas les nôtres. Nous les critiquons du haut de nos privilèges. Comme il est facile de dire à une fille trans qu’elle n’est pas une femme et de délégitimer la manière dont elle s'est construite, lorsque tu n’as jamais eu à faire quoi que ce soit pour être toi, quand tu ne t'es jamais interrogé·e sur toi ! Tu as un vagin, des règles et tu peux ou as pu tomber enceinte. Ça te suffit pour être considérée comme une femme. Tu as un pénis ? Tu es un homme.

Tu prétends toujours que les femmes trans sont des hommes parce qu’elles ont une prostate. Merci de te soucier de notre santé, mais ce ne serait pas mal de reporter quelques-unes de tes préoccupations vers ton propre corps et d’effectuer un bilan de santé annuel. Prends grand soin de ta prostate et de ton pénis, surtout si c’est la seule chose qui fait de toi un homme.

Tu t’assois sur les places réservées à certaines personnes, dont celles à mobilité réduite, et c’est toi qui décides si je mérite de les utiliser ou pas. Tu n’en as rien à faire de me voir sur le point de tomber à cause des cahots du bus, en revanche tu me scrutes de la tête aux pieds avec ce regard qui me pénètre jusqu’aux parties génitales. Comme dans les toilettes publiques où c'est toi qui décides qui a le droit d’y pisser, tu décides là aussi qui a des difficultés à se mouvoir.

Je t'invite donc à regarder ton propre corps, pas le mien ni celui d’autrui. Tu n’as pas le droit de juger, simplement parce que tu n’es pas l’autre, tu es juste toi. Rappelle-toi que les corps que tu critiques ont enduré un long et difficile périple pour devenir ou rester ce qu’ils sont.

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