Pourquoi la dissidence de genre et la science-fiction queer peut défier la surveillance : interview avec l'artiste Shu Lea Cheang

Capture d'écran de « 3x3x6- 58th Biennale de Venise, Pavillon de Taiwan (trailer) » via Taipei Fine Arts Museum YouTube Channel.

Une des caractéristiques définissant nos sociétés modernes et technologiquement avancées est l'omniprésence de la surveillance, qui existe avec étonnement peu d'opposition, et nous est vendue comme un système de sécurité. Les artistes sont-iels bien placé·e·s pour tirer la sonnette d'alarme et faire comprendre aux citoyen·ne·s que le concept de vie privée est devenu un mythe ?

Shu Lea Cheang à Berlin. Photo par Filip Noubel, utilisée avec permission.

Afin de répondre à cette question, Global Voices a parlé à Shu Lea Cheang, activiste queer anti-surveillance qui utilise l'art pour contester les sociétés mondiales. Cheang mélange installations artistiques, films, et science-fiction. Ses œuvres ont été exposées au musée du Guggenheim lorsqu'il s'est lancé dans l'art digital, et à la Biennale de Venise, entre autres. Née à Taiwan, elle a passé une grande partie de sa vie à New York et appelle maintenant Paris sa maison. L'interview a eu lieu en présentiel à Berlin, durant la conférence sur la transition de la Disruption Network Lab.

Cheang a d'abord expliqué qu'elle en est venue à embrasser dans son travail le terme de panoptique, utilisé dès le XVIIIe siècle pour décrire une nouvelle forme de prison, où les prisonniers pouvaient être observés par un seul garde invisible à leurs yeux.

J'ai travaillé sur le panoptique après le Projet Brandon de 1998, nommé ainsi d'après un homme transgenre, violé et tué en 1983 aux États Unis. Je souhaitais utiliser le panoptique comme point de départ pour expliquer comment de soi-disant « déviants sexuels » étaient emprisonnés ou hospitalisés au cours de l'histoire. En 2019 j'ai présenté à la Biennale de Vienne mon œuvre 3x3x6, une installation multimédia réalisée à l'échelle d'un téléphone portable, qui évoque le genre et la dissidence sexuelle. Je l'ai exposée au Palazzo delle Prigioni, un bâtiment qui a servi de prison du XVIIIe siècle aux années 1920, où des personnalités comme le célèbre ou infâme coureur de jupons Casanova ont été emprisonnées.

Aujourd'hui le panoptique n'est plus confiné aux quatre murs d'une prison. Il s'est étendu à notre société entière en tant que panoptique numérique, enregistrant toutes nos données, mouvements, et nous enfermant sur la base d'un algorithme qui trie la population selon des caractéristiques raciales et sexuelles. 

Ci-dessous le trailer de l'exposition 3x3x6 à la Biennale de Vienne :

Le triangle surveillance–sécurité–justice

Les gouvernements comme les entreprises soutiennent l'idée qu’une augmentation de la surveillance est le seul moyen d'assurer une plus grande sécurité pour tous, permettant de combattre le crime et d'arrêter la délinquance. Un argument souvent lié à un système judiciaire plus efficace. Voici comment Cheang discrédite cet argument :

Si un enfant n'avait pas filmé sur son téléphone ce qui est arrivé à George Floyd, il n'y aurait tout simplement pas d'affaire judiciaire. Si les citoyen·ne·s deviennent réactifs et documentent ce qu'iels voient, cela peut avoir une réelle portée légale. Quand je suis arrivée à New York dans les années 1980, les caméras vidéos bon marché entraient sur le marché. J'ai rejoint un collectif appelé Paper Tiger TV, et j'ai filmé la rue. Non pas pour faire des documentaires, mais surtout parce que je sentais que c'était ma responsabilité en tant qu'artiste. Mais la véritable question est comment, parmi cet amas géant de données, peut-on trouver une perle qui peut être utile à la justice quand la plupart du contenu lié à la surveillance relève de la délinquance.

Un des plus grands paradoxes est peut-être que les gens offrent ces données volontairement note Cheang :

Le mot d'ordre ici est « volontairement » : on se soumet volontairement à ce système. C'est comme ça que nous menons nos vies dans cette société contrôlée, et il n'y a aucun moyen de s'en extraire. Autant être nu.

Cheang est persuadée que le rôle de l'artiste est de faire comprendre cet état de choses, puisqu'un artiste seul ne peut pas mener de révolution. 

Que peut-on apprendre de la science fiction ?

La science-fiction est prédominante dans l'œuvre de Cheang, particulièrement dans ses films. Comme elle l'explique : 

Dans mes travaux les plus récents, j'explore la biotechnologie ; j'ai visité de célèbres biolaboratoires et vu comment on traite nos corps, comme on peut le voir à travers la technologie cellulaire. Il faut alors se demander : entre la science et la fiction, laquelle est la plus réelle ? Uniquement la science-fiction ! Une grande partie de la biotechnologie a été développée officieusement : les États-Unis ont utilisé l'arme bactériologique au Vietnam dans les années 1950. C'est seulement grâce à une audience congressionnelle dans les années 1970 que nous l'avons découvert. Aujourd'hui, les scientifiques nient que le clonage des bébés est une possibilité, mais on sait que c'est la prochaine étape après le clonage animal. On est si peu informés sur ce qui est développé en laboratoire. Mon intérêt, dans les films que je produis, est d'explorer ces possibilités dans la rencontre entre science et fiction. Nous pensons que la science-fiction parle du futur, mais elle se déroule aujourd'hui, ou s'est déroulée dans notre passé.

Voici un des films de Cheang, appelé Fluidø :

Culture indigène : une autre façon de voir la fluidité de genre

Taiwanaise ayant passé la majeure partie de sa vie hors de son pays, Cheang renoue avec ses racines, menant de plus en plus de projets à Taiwan. L'un d'entre eux qui explore l'intersection entre la culture aborigène taiwanaise et la catégorisation des genres sera d'abord joué devant la tribu évoquée, pour ensuite être présentée en Autriche, à l'automne 2022. Cheang détaille comment elle en est venue à collaborer avec un membre de cette tribu :

J'ai au l'idée de travailler sur le thème de la forêt et je cherchais un chaman à Taiwan. J'ai rencontré cet artiste-chaman du nom de Dongdong, qui m'a raconté l'histoire d'un chasseur perdu dans la forêt sous une pluie diluvienne et trouve refuge dans une cave. Lorsqu'il s'endort, il reçoit la visite en rêve d'êtres mi-femmes mi-hommes, appelés Hagas. J'ai alors décidé de créer une performance de 48h sur le rêve de Dongdong et les Hagas.

Ce que j'ai appris avec Dongdong, qui partage l'idée du principe de Gaïa que tous les éléments, organiques et non-organiques sont connectés, c'est que depuis l'époque primitive jusqu'à aujourd'hui, le genre dans les tribus taiwanaises n'a jamais été perçu comme un problème, car la fluidité de genre y est commune. C'était le cas, jusqu'à ce que les missionnaires chrétiens imposent leur pensée aux aborigènes. C'est pourquoi il m'était important d'avoir la permission des anciens de la tribu de Dongdong et de jouer ma fantaisie techno, comme je l'appelle, d'abord face à eux.

Visionnez une discussion entre Shu Lea Cheang et d'autres panélistes au Berlin Disruption Network Lab ici :

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