Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.
Au moment de l’écriture de cet article, la Russie comptait 370 680 cas confirmés de COVID-19, d’après la carte de l’université Johns Hopkins.
Ces derniers jours, les autorités sanitaires russes ont affirmé que la situation pourrait se stabiliser. Cependant, des épidémies régionales graves, comme le récent pic d’infections au Daghestan, pourraient compromettre toute forme d’accalmie lente.
Dans ces conditions, le système de santé du pays est soumis à une pression énorme.
C’est pourquoi l’Alliance des médecins de Russie, un syndicat indépendant fondé en 2018, a publié le 20 mai une carte interactive [ru] détaillant les problèmes affrontés par les hôpitaux à travers le pays. Un formulaire de contact permet aux personnels soignants de signaler les problèmes. Une fois vérifiés par les membres du syndicat, ils sont ajoutés sur la carte. En moins d’une semaine, 490 problèmes ont été enregistrés. Nombre d’entre eux sont liés à l’insuffisance des stocks d’équipements de protection individuelle (EPI), aux salaires impayés ou à l’incapacité à dépister le COVID-19 au sein du personnel de santé.
Fait tragique, parmi les morts recensés sur la carte, 268 sont des professionnel·le·s de santé.
Dans la vidéo ci-dessous (en russe, avec sous-titrage en français), Anastasia Vasilyeva, fondatrice de l’Alliance des médecins, présente la nouvelle carte interactive. Elle appelle les autorités russes à utiliser ces données pour saisir la véritable ampleur du problème. D’autres catégories de plaintes seront ajoutées, en fonction de la nature des appels reçus, ajoute-t-elle.
L’Alliance des médecins a gagné en importance au fil de la crise du COVID-19 en Russie. Sa fondatrice a été propulsée sur le devant de la scène par ses critiques acerbes de la réaction des autorités russes à la pandémie, ainsi que par ses doutes au sujet des statistiques officielles sur la maladie.
Ophtalmologue de profession, Anastasia Vasilyeva est entrée dans le militantisme après avoir tenté de contester le licenciement de sa mère et de nombreux autres employés d’une clinique de Moscou, en 2018. Elle en a appelé à plusieurs personnalités publiques, et notamment à Alexeï Navalny, qu’elle avait soigné après son agression au colorant chimique, un an plus tôt. M. Navalny a soutenu sa cause. Depuis lors, sa Fondation anti-corruption a lutté aux côtés de l’Alliance des médecins en faveur de la hausse des salaires et de l’amélioration des conditions de travail pour les personnels de santé, tout en tentant de prendre pied dans le syndicalisme indépendant.
Tout comme Alexeï Navalny, la médecin devenue activiste enregistre des vidéos YouTube courtes, accessibles et enflammées. Anastasia Vasilyeva ne manque pas de contenu : la page VKontakte [ru] de l’Alliance des médecins déborde de commentaires de professionnel·le·s de santé, qui expriment leur frustration face à la charge de travail et au manque d’équipements.
Le grand public a également pris connaissance de leur sort suite à la mort récente de plusieurs professionnel·le·s de santé, en première ligne de la pandémie, tous défenestrés. Certaines revues internationales ont évoqué la piste criminelle ; pourtant, des reportages plus approfondis du journal The Independent suggèrent que dans de nombreux cas, il pourrait s’agir de suicides, très probablement provoqués par des conditions telles que celles que la carte recense aujourd’hui.
Dans une interview enregistrée pour YouTube deux jours après la mise en ligne de la carte, l’attaché de presse du syndicat, Ivan Konovalov, semblait nourrir de grandes espérances au sujet de ce projet. D’après lui, le problème des stocks d’EPI avait en général été le plus facile à résoudre au cours des dernières semaines. Non seulement l’Alliance des médecins livre elle-même les équipements, mais elle mène une campagne de grande envergure à ce sujet depuis plus d’un mois.
Самая эффективная, конечно, это публичность… Почему они все так резко заговорили о своих проблемах? Мы об этом говорили, наверно, три недели назад. Когда май начался, медики начали понимать что за Апрель никто им платить не собирается. И они начали к нам обращаться. Мы им говорили – обращайтесь публично. Все конечно же боялись но, по-тихоньку, одна больница стала публично обратиться, потом вторая, и запустилась волна. И эта волна, ну, может не очень правильно, но она как сама коронавируса распространилась очень резко. Две неделей казалось, что ничего не происходит, а буквально за три или четыре дня, волна обращений. И на эти проблемы обратили внимание. Если просто жаловались, писали письмо к прокуратору и все, то вряд ли бы эти проблемы решились.
Le moyen le plus efficace, bien sûr, c’est de rendre cette situation publique. Pourquoi ces gens parlent-ils de leurs problèmes de manière si directe ? Nous avons parlé d’elles et d’eux il y a à peu près trois semaines. Dès le début du mois de mai, les professionnel·le·s de santé se sont rendu compte que personne ne prévoyait de les payer pour [leur travail] en avril. Alors, ils et elles ont commencé à s’adresser à nous. Nous leur avons dit de se faire entendre publiquement sur cette question. Bien sûr, au début, tous et toutes étaient effrayé·e·s. Mais petit à petit, un hôpital s’est mis à lancer publiquement un appel, puis un autre, puis ce fut une vague. Cette vague, passez-moi l’expression, s’est répandue de manière presque aussi spectaculaire que le coronavirus.
— Interview d’Ivan Konovalov, YouTube/VKontakte, 22/05/2020
Dans la même vidéo, Konovalov a reconnu que l'existence de l’Alliance des médecins n'était pas connue de tous les membres du personnel médical du pays.
Néanmoins, de tels appels publics, lancés par des médecins, constituent un phénomène de longue date dans la forteresse assiégée qu’est le système de santé russe. La tendance n’a pas commencé avec l’Alliance des médecins, ni avec le coronavirus. Depuis de nombreuses années, la fragilité du système de soins russe est de notoriété publique, et le personnel médical émet régulièrement des plaintes au sujet des bas salaires et des heures supplémentaires. Selon les informations données par la chaîne allemande Deutsche Welle en novembre dernier, près de 10 % des professionnel·le·s de santé en Russie tournent le dos chaque année au système de soins public.
L’intensité de ses messages de colère a atteint un véritable pic depuis le début de la pandémie de COVID-19. Des professionnel·le·s de santé de dizaines d’hôpitaux enregistrent des appels en vidéo contre le manque de ressources. Les membres de l’Alliance des médecins qui ont tenté de soulever les préoccupations au sujet de l’état des stocks de matériel ont fait l’objet de pressions ces dernières semaines (Anastasia Vasilyeva a elle-même été arrêtée en avril en pleine livraison de masques chirurgicaux vers une ville rurale).
Le 7 mai, à Sotchi, la police a ouvert une procédure administrative [ru] à l’encontre de Ioulia Volkova, médecin dans une clinique de la ville et coordinatrice locale du syndicat indépendant. À la suite d’une vidéo où elle demandait des équipements de protection individuelle pour le personnel médical local, Ioulia Volkova a été accusée de « répandre de fausses informations ». Autrement dit, de propager des fake news. « 90 % des employé·e·s circulent sans masque, mais c’est moi qui déstabilise la situation », a-t-elle protesté.
Cette protestation n’était pas inhabituelle. À Oufa, dans l’ouest de la Russie, plusieurs médecins ont enregistré des vidéos pour se plaindre [ru] de leurs conditions de travail en général ; d’autres, comme à Rubtsovsk, dans le Sud, ont pointé du doigt le non-paiement [ru] des primes promises au personnel médical.
Selon Kovalov, le sujet de ces primes revient dans la majorité des appels reçus par ses collègues et lui grâce à la carte interactive. Début avril, le président Vladimir Poutine a décrété le versement mensuel de 25 000 à 50 000 roubles supplémentaires (334 à 668 dollars US) pour le personnel médical en première ligne, comme les infirmières, les aide-soignants et les ambulancières. Les médecins chargé·e·s de soigner les patient·e·s atteint·e·s de COVID-19 devaient recevoir 80 000 roubles (1 070 dollars). Le gouvernement russe a réservé près de 45,6 milliards de roubles (près de 6,1 milliards de dollars) à ces paiements.
À la mi-mai, un grand nombre de professionnel·le·s de santé ont commencé à se plaindre : ils n’avaient pas reçu un kopek. Une pétition en ligne [ru] exigeant le paiement des primes promises a reçu jusqu’à présent plus de 116 000 signatures.
Les autorités russes semblent l’avoir remarqué : le 19 mai, le parquet russe a ouvert une procédure pénale contre l’administration d’un hôpital d’Armavir pour le non-paiement des primes.
Personne ne sait si l’action a été engagée grâce à l’Alliance des médecins. Cependant, le syndicat célèbre maintenant sur ses réseaux sociaux des succès similaires. Il demande des comptes aux administrations hospitalières pour le traitement réservé au personnel médical durant la pandémie, comme le montre cette lettre, annonçant un procès intenté à l’administration d’un hôpital de la région de Krasnodar :
А вот и первые результаты! Медицинский работник пожаловался на нарушения через наш сайт, мы передали жалобу в надзорные органы, Роспотребнадзор провёл проверку и выписал протоколы на больницу и главного врача. Говорите о проблемах, это работает: https://t.co/iI71QSG7vo pic.twitter.com/cw4WHnVRi2
— Альянс врачей (@alyansvrachey) May 25, 2020
Voici nos premiers résultats ! Un professionnel de santé s’est plaint d’une violation de la loi sur notre site. Nous avons porté plainte auprès des organismes de surveillance. [Le Service fédéral de surveillance de la protection des droits des consommateurs] Rospotrebnadzor a lancé une enquête et engagé des poursuites contre l’hôpital et son médecin-chef. Parlez ouvertement de vos problèmes, ça marche.