Les réactions à la libération d'Ekaterina Samutsevitch ont, dans l'ensemble, fait preuve de myopie et de confusion. L'opinion répandue des experts et des observateurs est que les autorités russes ont manoeuvré pour “diviser et retourner ” le trio de punk-rockeuses. Indubitablement, c'est en partie ce qui s'est passé, mais ce n'est pas toute l'histoire.
En libérant Ekaterina Samutsevitch, le gouvernement russe a atteint deux objectifs distincts dans sa lutte contre le mouvement de protestation : différentiation et proportionnalité. Si “diviser pour régner” répond bien au premier terme, il ne rend pas compte du second, tout aussi essentiel dans les efforts de l'Etat pour contrecarrer l'opposition.
Voyons comment Ekaterina Samutsevitch a fait pour retourner la situation et sa condamnation à la prison. Elle s'est séparée de son avocate, Violetta Volkova, qu'elle a remplacée par Irina Khrunova, qui a demandé [en russe] au juge de reconnaître que Ekaterina n'avait en réalité jamais pris part aux “danse, chant, cris ni fait quoi que ce soit [à l'intérieur de l'église] que le tribunal ait qualifié de délit”. Dans le magazine “Bolchoï Gorod” [Grande Ville], Kirill Rogov prétend [en russe] que Khrunova se réfère, sur le fond, à l'interprétation de l'affaire par Vladimir Poutine (selon laquelle les méfaits des accusés se sont produits uniquement à l'intérieur de la cathédrale du Christ Sauveur).
En d'autres termes, la chanson anti-Poutine, ajoutée après le tournage vidéo de la performance dans l'église (voir la vidéo ci-dessous) ne constitue pas un délit : seuls les actes commis à l'intérieur de l'église sont délictueux. La sécurité ayant intercepté Ekaterina Samutsevitch avant qu'elle puisse rejoindre les autres membres du groupe dans l'ambon, elle n'a jamais ni sauté, ni gesticulé ni exécuté rien qui exsude la haine de la religion, comme le stipule le jugement.
La libération de Ekaterina Samutsevitch envoie plusieurs messages. Celui que les blogueurs et journalistes ont le mieux reçu est que chez les Pussy Riot, “maintenant c'est chacun pour soi”. Le dilemme du prisonnier est généralement perçu négativement. (Que l'on se remémore les nombreuses accusations visant Samutsevitch, qui aurait “conclu un deal” avec les autorités et trahi ses camarades. Un sentiment répandu dans les messages Facebook de Evgeniia Albats [en russe], Tikhon Dziadko [en russe], et bien d'autres [en russe]). Des voix moins consensuelles ont salué un split des Pussy Riot et un accès tardif de “bon sens” de la part de Ekaterina. (Dmitri Olshanskii l'écrit textuellement [en russe], et d'autres [en russe] se sont livrés à des attaques contre le trio d'avocats originel.) Alors que presque toute l'opposition a applaudi le fait que l'une des Pussy Riot se trouve désormais libre, la division entre les tenants de la “déception” et ceux qui ressentent une joie “tardive” est réelle.
Mais cet angle laisse de côté l'aspect proportionnel de cette dernière initiative du gouvernement. Instaurer un clivage au sein des supporters et sympathisants des Pussy Riot n'est qu'une facette de la décision du tribunal. La libération de Ekaterina signale aussi que l'Etat répondra de façon diverse aux divers types de protestations. Les comportements moins perturbateurs s'avèrent punis moins sévèrement : c'est une nouveauté dans cette affaire. Jusque-là, le procès Pussy Riot, vu comme un phénomène de société russe, n'augurait que des menaces pour le mouvement de protestation. “Aucune forme de manifestation non conventionnelle ne sera tolérée”, tel était le message.
Les autorités viennent d'affiner ce message. En conséquence, les protestataires modérés (ou même l'opinion publique) ont moins de raisons de soutenir les deux autres Pussy Riot. Avant la libération de Ekaterina Samutsevitch, la cause du groupe avait un caractère d'urgence qui accompagnait leur statut apparent de persécutées. Toute les trois avaient été reconnues coupables et condamnées à l'identique, en dépit du fait que, techniquement, Ekaterina “en avait fait moins”. Ce qui revenait à dire aux citoyens que toute participation quelle qu'elle soit à une protestation non conventionnelle comme celle des Pussy Riot serait expressément réprimée.
(Vidéo inédite de la performance des Pussy Riot à la cathédrale du Christ Sauveur, 21 février 2012.)
Le calcul des autorités était vraisemblablement de faire peur aux protestataires les plus extrémistes. Que telle ait été ou non leur intention, le procès n'a ni soumis ni réduit quiconque au silence. Au contraire, il a apporté la célébrité aux Pussy Riot et en a fait des “martyrs” de la société civile russe. C'est vrai, certains dissidents ont refusé de faire du trio le symbole de leur mouvement (Liudmila Alexeïeva, une militante des droits de l'homme d'un certain âge, a ainsi déploré [en russe] l'attention apportée à leur affaire), mais la tendance générale était assurément de considérer les Pussy Riot comme un baromètre de la liberté dans la Russie actuelle.
Le statut héroïque du trio va-t-il changer ? L'après-midi du verdict d'appel, les activistes étaient nombreux à récuser cette éventualité. “Elle a juste eu de la chance,” selon [en russe] Demian Kudriavtsev, du quotidien “Kommersant”. “Rien n'a changé,” écrit [en russe] le journaliste-blogueur Oleg Kachine, impertubable. “Sinon que Ekaterina Samutsevitch est maintenant libre” ajoute-t-il.
D'ailleurs, les choses ont si peu changé que Kachine s'est senti obligé de signer deux éditos distincts en 24 heures le jour de la libération de Samutsevitch. Dans sa seconde contribution [en russe], il compare le tribunal de Moscou aux terroristes tchétchènes et les Pussy Riot aux otages de Chamil Bassaïev lors de la la prise d'otages de l'hôpital de Boudionnovsk [en français], en 1995 (qui a coûté la vie à une centaine de personnes).
Un parallèle que ses lecteurs ont jugé alarmant. Si Boudionnovsk ressemble à l'idée qu'il se fait de “rien n'a changé”, l'avenir de la Russie s'annonce bien sombre.
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