Récolte des fruits par temps de pandémie : quels droits pour les travailleurs migrants précaires d’Europe ?

Un homme passe devant un graffiti sur le mur d'un immeuble, qui dit : « Allemagne, étouffe-toi avec tes asperges »

« Allemagne, étouffe-toi avec tes asperges » : un graffiti dans le quartier de Wedding, à Berlin. Photo par Maxim Edwards, mai 2020.

L’article d'origine a été publié en anglais le 14 juillet 2020.

À la fin du mois de juin, plus de 1 500 travailleurs d’une usine de transformation de viande située dans l’ouest de l’Allemagne ont contracté le coronavirus. Une fois la limite de 50 nouvelles infections pour 100 000 habitants dépassée, la mise en confinement de l’usine et du village voisin a été étendue à l’ensemble du district de Gütersloh, dans l’État fédéral de Rhénanie-du-Nord–Westphalie. C’était le premier confinement de cette ampleur depuis l’allègement des mesures sanitaires à l’échelle fédérale, le 10 juin.

La plupart des personnes infectées au sein des abattoirs de la société Tönnies étaient des travailleurs migrants venus de Bulgarie, de Pologne et de Roumanie.

Les épidémiologistes allemands ont tiré la sonnette d’alarme : avec une aération insuffisante, des liquides s’écoulant partout, des chaînes d’assemblage surchargées et des surfaces métalliques touchées par des centaines de personnes, ces énormes usines sont de véritables bouillons de culture. Les spécialistes ont déjà constaté un nombre important d’infections au COVID-19 chez les travailleurs des abattoirs, qui sont actuellement testés en masse dans au moins cinq États fédéraux allemands [de]. Mais certaines personnalités, parmi lesquelles Armin Laschet, Premier ministre de Rhénanie-du-Nord–Westphalie, semblent avoir rejeté la responsabilité sur les travailleurs eux-mêmes (Armin Laschet a depuis « clarifié » ses propos [de], prononcés en juin, après des critiques de la part de la classe politique fédérale).

Tönnies fait désormais la une de tous les journaux les plus lus en Allemagne. Dans certaines publications sur les réseaux sociaux, il est devenu populaire d’affirmer [de] qu’en Allemagne, les porcs bénéficient d’un meilleur lobby que les travailleurs précaires chargés de les abattre. Les choses pourraient changer. Le 20 mai, le ministre allemand du Travail, Hubertus Heil, a présenté un nouveau projet de loi [de] interdisant l’externalisation de la main-d’œuvre et des processus d’embauche à des sous-traitants. Elle oblige les entreprises allemandes du secteur de la viande à s’engager à respecter des normes minimales de travail pour les travailleurs migrants.

Avec ce pic d’infections, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre dans le débat public en Allemagne au sujet du statut des travailleurs migrants saisonniers. Des militants syndicaux d’Europe de l’Est et de l’Ouest préviennent [en] que la pandémie de COVID-19 a non seulement mis en lumière ces inégalités, mais les a aussi aggravées.

Étouffe-toi avec tes asperges

En Allemagne, l’arrivée du printemps a pour symboles traditionnels l’asperge et les fraises. Selon une tradition plus récente, ces productions sont récoltées par des travailleurs migrants bulgares et roumains précaires : le secteur agricole allemand a embauché 300 000 de ces travailleurs migrants au cours de la seule année 2019 [en]. Lorsque le gouvernement fédéral a fermé les frontières du pays, en mars, en raison de la pandémie de COVID-19, le lobby agricole allemand a donc craint que des tonnes de récoltes ne finissent par pourrir, abandonnées dans les champs. C’est pourquoi, le 2 avril, Berlin a accepté [en] d’ouvrir les frontières de l’Allemagne à 80 000 travailleurs migrants saisonniers au cours des deux mois suivants. L’Union européenne (UE) a instauré une exception pour ces travailleurs concernant les interdictions de voyager, sur l'ensemble de son territoire.

Presque immédiatement, des milliers de Roumains ont répondu à l’appel. Le 9 avril, des images arrivent sur les médias sociaux [ro] : elles montrent 1 800 personnes entassées dans le petit aéroport international de Cluj-Napoca, dans l’attente de quatre vols à destination de l’Allemagne. Selon certains médias allemands, plusieurs travailleurs venaient de la région de Suceava [de], qui était censée être en confinement. Alors, pourquoi cette foule à l’aéroport de Cluj ce jour-là ?

Aussi bien dans leur pays qu’en Allemagne, ces travailleurs saisonniers ont été accusés d’imprudence et de stupidité pour avoir choisi de travailler à l’étranger pendant une pandémie. Des militants des droits humains et des analystes ont critiqué ces qualificatifs [ro] ; ils seraient inexacts, car le vrai problème ne serait pas celui des raisons expliquant cette prise de risque, mais celui des protections mises en place par les entreprises allemandes qui tirent profit du travail de ces personnes. Il s’agissait après tout, selon les termes de la directive de l’UE [fr] qui les exemptait de l’interdiction de voyager, de « travailleurs critiques ».

Pour de nombreuses personnes vivant dans les régions rurales de Bulgarie, de Roumanie et d’autres États d’Europe de l’Est, qui offrent de piètres perspectives d’emploi, la migration économique saisonnière est une question de survie.

Polina Manolova, chercheuse sur les migrations à l’université de Tübingen, affirme que l’absence de mesures proactives de la part du gouvernement bulgare pour offrir un soutien social aux travailleurs a intensifié la pauvreté, ou la peur de l’appauvrissement, pendant la pandémie :

These are people who have been laid off recently, people who aren't entitled to any unemployment benefit because there are so many conditions they have to fulfil. A lot of people fall out of the social security net, or work in the grey sector, or are self-employed. I follow recruitment agencies on Facebook, and I have never before seen such massive interest in leaving to work on these jobs.

Ce sont des gens qui ont perdu leur travail récemment, qui n’ont droit à aucune allocation chômage, car les conditions à remplir sont très nombreuses. Beaucoup sortent du système de sécurité sociale, travaillent au gris ou sont indépendants. Je suis les actualités des agences de recrutement sur Facebook, et je n’ai jamais vu autant de personnes souhaiter partir pour travailler dans l’agriculture.

Comme l’a expliqué [bg] une femme anonyme à la radio nationale bulgare en avril :

Финансова е причината да искам да замина. С 20 паудна си пазарувам храна за цялата седмица и от нищо не се лишавам, а тук не мога да си позволя да си купя сьомга всяка седмица. На 30-и април летя, имам организиран чартърен полет от фермата. Пътувам за Англия. Тази година ми е девети сезон, ходя в една и съща ферма. Фермата е за ягоди, малини, къпини, боровинки. Не се притеснявам, там сме затворено общество. От познати, които са там, знам, че има карантинен период. Спим в каравани, по шест човека сме, имаме отделно баня, тоалетна

Mes raisons sont financières. Avec 20 livres, je peux faire mes achats hebdomadaires et je ne me prive de rien. Ici, je ne peux même pas me permettre d’acheter du poisson chaque semaine. Je pars avec un vol charter organisé par la compagnie le 30 avril. C’est ma neuvième saison dans cette ferme. C’est une ferme qui produit des fraises, des framboises, des mûres et des bleuets. Je ne m’inquiète pas parce que nous y vivons comme dans une société fermée. Mes amis m’ont dit qu’il y avait une période de quarantaine. Nous sommes six personnes dans une caravane, nous avons une salle de bain commune et des toilettes.

Comme l’ont expliqué plusieurs analystes à Global Voices, ses mots suggèrent également que les écarts salariaux constituent une raison incontournable, mais pas suffisante, pour expliquer la migration saisonnière de la main-d’œuvre. Celle-ci offre aussi aux jeunes familles la possibilité d’épargner pour les études supérieures de leurs enfants ou leur maison à construire. Elle offre un capital social ; pour les jeunes gens des zones rurales, elle peut tout aussi bien être considérée comme un rite de passage.

Ce pilier de la vie rurale en Roumanie et en Bulgarie n’a pas été abattu par la pandémie. Des groupes Facebook de recrutement de travailleurs agricoles pour le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas se sont emparés de travailleurs en quête de conseils sur les moyens de se rendre à l’étranger. Quelques commentaires du groupe bulgarophone Brigada UK [bg] expriment les inquiétudes au sujet du coronavirus et des mesures de distanciation sociale. Pourtant, la plupart des membres ne semblaient pas se décourager, même en avril, alors que la pandémie était bien plus grave dans de nombreux pays.

« Avec tous les produits chimiques qu’ils pulvérisent là-bas, il n’y a aucun moyen d’attraper le COVID-19 ! » plaisantait un homme sur la même page.

La vie aux champs

Lorsque les travailleurs saisonniers sont arrivés en Allemagne, des mesures de mise en garde étaient en vigueur. Les règlements de l’UE ainsi que les instructions rédigées par le ministère allemand de l’Agriculture, les obligeaient à passer un test de santé général avant d’entrer dans le pays, après quoi ils devaient se confiner pendant deux semaines. Seuls les vols affrétés étaient autorisés, plutôt que les longs trajets en autobus effectués par la plupart des travailleurs migrants.

Pourtant, la situation a peu changé. Les travailleurs saisonniers étaient encore embauchés par des sous-traitants et des intermédiaires plutôt que par les exploitations ou les abattoirs où ils travaillaient. Payés en théorie au salaire minimum horaire allemand de 9,35 euros, ils se plaignaient qu’une grande partie de cette somme était en fait déduite, et pas toujours de manière transparente, pour couvrir les vols, la nourriture et l’hébergement, qu’ils considéraient comme médiocres. Dominique John, coordinateur du projet Faire Mobilität [Mobilité équitable, ndlt], une ONG qui veille à l'application de conditions de travail équitables pour les travailleurs migrants en Allemagne, a déclaré à Global Voices que ses collègues avaient constaté une augmentation des plaintes de cette nature ces derniers mois.

Ces relations de travail précaires n’ont pas fondamentalement changé pendant la pandémie. En avril, un agriculteur allemand déclarait au tabloïd Bild :

Deutsche kann ich nicht gebrauchen. Stundenlang gebückt auf dem Feld zu arbeiten, sind die meisten Deutschen nicht gewohnt. Sie klagen schnell über Rückenschmerzen Der Spargel muss alle ein bis anderthalb Tage gestochen werden. Deutsche fordern die Woche ein, zwei Tage frei. Das geht in der Hochsaison nicht. Rumänen ackern auch sonn- und feiertags

Je ne peux rien faire avec des Allemands. La plupart d’entre eux n’ont pas l’habitude de travailler courbés dans les champs pendant des heures. Ils se plaignent rapidement de maux de dos. Mais les asperges doivent être cueillies tous les jours ou à un jour et demi d’intervalle. Les Allemands demandent un ou deux jours de congé par semaine. Pendant la pleine saison, ça ne peut pas marcher. Les Roumains, eux, travaillent même le dimanche et les jours fériés.

Selon un document conceptuel rédigé le 2 avril par le ministère allemand de l’Agriculture et consulté par Global Voices, les travailleurs migrants saisonniers devaient recevoir des équipements de protection individuelle (EPI) et être en mesure de travailler et de vivre à une distance sûre les uns des autres. Toutefois, à la lumière des normes usuelles d’hébergement réservées à ces travailleurs, des chercheurs et des militants comme Polina Manolova doutent que des mesures sanitaires encore plus strictes puissent être systématiquement appliquées.

Selon les militants des droits du travail, les exemples suivants sont assez représentatifs des conditions de vie des travailleurs migrants saisonniers dans les exploitations agricoles en Allemagne et dans le pays voisin, l’Autriche :

ErntearbeiterInnen sind meist unsichtbar, bestenfalls sieht mensch kleine Gruppen von ihnen am Feld arbeiten. Gestern…

Posted by Sezonieri – Kampagne für die Rechte von Erntehelfer_innen in Österreich on Friday, June 12, 2020

Les ouvriers et ouvrières agricoles sont pour la plupart invisibles, au mieux vous pouvez les voir en petits groupes travailler dans les champs. Hier, nous avons eu l'occasion de nous faire une idée de ce à quoi ressemble l'hébergement pour les ouvriers agricoles qui récoltent actuellement des asperges et des fraises en Autriche. De la moisissure partout sur les murs et des conditions d'hygiène catastrophiques. Ils y vivent après une journée de travail allant jusqu'à 14 à 15 heures, le salaire horaire étant de 4 € (bien en dessous de la convention collective déjà faible !). Pour l'hébergement, on leur facture 4 € / personne et par nuit. La chambre (photo) logeait jusqu'à 8 personnes. On comprend peut-être pourquoi les agriculteurs préfèrent les travailleurs de l'Europe de l'Est et du Sud-Est. La Campagne Sezonieri pour les droits des ouvriers agricoles en Autriche reste solidaire de PRO-GE sur cette question et nous veillerons à ce que ces collègues obtiennent leurs droits.

Extrait d'un post de la Campagne pour les droits des ouvriers et ouvrières agricoles en Autriche [de]

Ieri am fost împreună cu Oskar Brabanski, Sevghin Mayr, IG BAU și WirtschaftsWoche în vizită la muncitorii din…

Posted by Marius Hanganu on Friday, July 10, 2020

Hier, j'étais avec Oskar Brabanski, Sevghin Mayr, IG BAU et WirtschaftsWoche pour rendre visite aux travailleurs de de la région de Niederbayern (Bavière).
L'un des patrons nous a dit, entre autres : « Maintenant seuls les gitans viennent… avant, les Roumains venaient, pleins d'espoir. » Ce n’est pas la première fois que nous entendons que des travailleurs se plaignent d’être victimes de discrimination parce qu’ils appartiennent à une minorité en Roumanie. Mais c'est la première fois qu'un patron exprime si ouvertement ce qu'il pense.

En avril, d’autres militants syndicaux se sont dits préoccupés par les conséquences sanitaires potentielles d’un rythme de travail soutenu dans les champs :

Les horreurs endurées par les travailleurs saisonniers en Allemagne continuent :
1. Jours de quarantaine : un seul. Ensuite, travail aux champs.
2. Pressions pour travailler 14 heures par jour, 100 heures par semaine !
3. Refus de travailler ? Viré immédiatement.

Le 11 avril, un Roumain travaillant comme cueilleur d’asperges dans le sud du Bade-Wurtemberg a été retrouvé mort [de], alors qu’il avait été testé positif au coronavirus. Il était probablement arrivé dans le pays plus tôt, le 20 mars. Le même mois, des travailleurs roumains venus de Suceava et travaillant dans la même ferme que cet homme ont écrit la lettre suivante au Monitorul de Suceava [ro], un journal de leur ville d’origine, pour se plaindre des conditions de travail imposées en pleine pandémie. Le sous-traitant qui les avait envoyés là-bas, poursuivaient-ils, ne répondait plus à leurs appels téléphoniques.

Vă scriu pentru că suntem într-o mare dilemă, suntem în locul în care a murit acel bărbat din Suceava, aici nu sunt condiții de protecție, sunt oameni în izolare care muncesc singuri pe câmp. Astăzi a izolat o echipă întreagă de oameni, aici este o femeie care se simte rău și așteaptă medicul de azi dimineață și nu vine nimeni să o vadă. Se lucrează și în hală la sortat sparanghel, aici oamenii stau unul lângă altul, avem măști pe care le purtăm de 5 zile. Au închis porțile firmei și au pus garde du corps, au mers apoi la oameni în câmp și le-au spus că dacă vine poliția să le spună că e totul bine. Vrem să mergem acasă, nu vrem să murim aici pe capete.

Je vous écris car nous sommes soumis à un terrible dilemme. Nous sommes là où l’homme originaire de Suceava est mort. Il n’y a aucun moyen de protection ; certaines personnes qui se confinent travaillent seules dans les champs. Aujourd’hui toute une équipe a été confinée ; il y a une femme qui se sent mal, elle attend le médecin depuis ce matin et personne ne vient la voir. Les gens trient les asperges dans la salle et se tiennent les uns à côté des autres. Nous avons des masques que nous portons depuis cinq jours. Ils ont fermé les portes de l’enceinte et ils y ont posté des gardes ; ensuite, ils sont allés voir les gens dans les champs et leur ont dit que si la police venait, ils devaient leur dire que tout allait bien. Nous voulons rentrer chez nous. Nous ne voulons pas mourir ici.

Il y a lieu de croire que la répartition du temps de travail s’est améliorée au cours des mois suivants. Mais à la lumière de ces relations avec les employeurs, une question clé demeure : que devrait-il se passer si un travailleur agricole tombait malade du COVID-19 en Allemagne ?

L’année dernière, l’Agence fédérale pour l’emploi a déclaré que près de 70 % [de] des travailleurs agricoles saisonniers en Allemagne occupaient un emploi marginal, sous forme de « mini-jobs » de courte durée. Ils ne remplissaient donc pas les conditions requises pour bénéficier de l’assurance maladie et des garanties de la sécurité sociale allemandes. En outre, la période maximale pendant laquelle les travailleurs étrangers sont autorisés à travailler en Allemagne sans contribution au système de sécurité sociale a été rallongée de 70 à 115 jours pendant la pandémie, ce qui pourrait prolonger leur situation précaire.

Tout au long des mois de mai et de juin, l’intérêt du public pour le sort des travailleurs migrants saisonniers s’est accru, tout comme la crainte que les nouveaux arrivants n’apportent le coronavirus avec eux.

Mais un fait a été moins largement remarqué : en Europe orientale, la lutte contre la pandémie a relativement bien réussi [en]. Malgré les poncifs largement répandus sur les migrants « porteurs de la maladie » en Europe, ce sont les cueilleurs d’asperges roumains et bulgares, et non les consommateurs de ces produits, qui courent un plus grand risque à travailler en Allemagne. En effet, le nombre d’infections au COVID-19 [en] y était beaucoup plus élevé que dans leurs pays d’origine.

Une fois les récoltes sauvées et leurs sauveurs rentrés dans leur pays d’origine, il pourrait être utile de revisiter les propos de cet utilisateur des médias sociaux :

Je me dois de réfléchir à ces images absurdes des dernières semaines, où des milliers de travailleurs migrants se retrouvent collés les uns aux autres dans des aéroports roumains. Ma question : quelle est la probabilité qu’un travailleur migrant roumain aille chez le médecin dans notre pays s’il souffre d’une toux ? Qui va l’aider ?

C’est une bonne question. Si, en effet, l’un de ces travailleurs peut consulter un médecin en Allemagne, il n’aura aucune barrière linguistique à franchir, car le système de santé allemand, comme beaucoup d’autres en Europe, fonctionne avec l’aide de milliers de médecins roumains venus à la recherche d’un salaire digne. Pendant ce temps, la Roumanie lutte contre la pandémie avec une pénurie de personnel médical [en].

Les nouveaux précaires

Ces exemples viennent d’Allemagne, mais ils illustrent une histoire partagée par toute l’Europe.

Dans mon propre pays, la Grande-Bretagne, la question de la main-d’œuvre précaire d’Europe de l’Est est prise dans une guerre culturelle menée sur fond de Brexit. Craignant pour la récolte des fruits, le gouvernement a lancé en mai une campagne intitulée « Pick for Britain » [en] [Récoltez pour la Grande-Bretagne, ndlt], vantant l’esprit patriotique comme solution, à l’heure de la fermeture des frontières. Peu de Britanniques se sont pliés à ce principe. Ainsi, des exceptions à la fermeture des frontières ont été instaurées rapidement [en] pour les travailleurs migrants saisonniers, au grand dam de certains partisans du Brexit. Pour le camp pro-européen, le refus de leurs adversaires de travailler dans les champs est la preuve la plus flagrante de l’hypocrisie de ces derniers ; la question des travailleurs migrants précaires traduit un cosmopolitisme européen idéalisé et en pleine dérive. Entre les lignes, disent les experts, l’occasion de mener des discussions plus globales sur le droit du travail concernant les migrants saisonniers a été perdue.

Valer Simion Cosma, anthropologue travaillant avec les travailleurs migrants dans les régions rurales de Roumanie et employé du Musée d’histoire et d’art de Zalău, espère que la pandémie éveillera les consciences sur le système économique de segmentation du travail en Europe :

The management of fresh food supply chains in Europe's transnational agribusiness relies on cheap, non-unionised, and privately managed labour from low-wage Eastern European countries. The costs and benefits of this material structure are under-appreciated. West European farming benefits from massive EU and national subsidies, crowding out agricultural exports from the Global South. Yet pay and work conditions in the parts of European food supply chains that are not yet automated (such as fresh produce or meatpacking) remain precarious. International supermarkets pit producers against each other, who in turn rely on wage suppression to defend the sectors’ relatively small margins. While in theory, the East European workers enjoy the legal protections awarded to formal labour by EU law, the COVID-19 pandemic has exposed, and in some cases sharpened, their often exploitative work conditions. This occurred not just in countries with large informal sectors, weak labour unions a dual labor markets such as Greece, Spain or Italy, but also in countries like Germany, where economic informality is low and, for all the recent erosion, labour relations.

Le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement en aliments frais dans l’agro-business transnational européen repose sur une main-d’œuvre bon marché, non syndiquée et soumise à une gestion privée, venue des pays d’Europe de l’Est où les salaires sont faibles. Les coûts et les bénéfices de cette structure fondamentale sont sous-estimés. L’agriculture d’Europe de l’Ouest bénéficie de subventions massives à l’échelle européenne et nationale, ce qui écarte les exportations agricoles des pays du Sud. Pourtant, les conditions de rémunération et de travail dans les parties des chaînes d’approvisionnement alimentaires européennes qui ne sont pas encore automatisées (comme celles des produits frais ou des emballages de viande) restent précaires. Les entreprises internationales de grande distribution entretiennent la concurrence entre les producteurs, qui, à leur tour, s’appuient sur la compression des salaires pour défendre les marges relativement faibles de leurs secteurs. En théorie, les travailleurs d’Europe de l’Est bénéficient des protections juridiques accordées au travail légal par le droit de l’UE. En réalité, la pandémie de COVID-19 a mis en évidence et, dans certains cas, aggravé leurs conditions de travail, qui relèvent souvent de l’exploitation. Cela s’est produit non seulement dans les pays où il existe une importante économie informelle, avec des syndicats faibles et un marché du travail à deux vitesses tels que la Grèce, l’Espagne ou l’Italie, mais aussi dans des pays comme l’Allemagne, où le secteur économique informel est réduit et, malgré les dégradations récentes, les relations de travail [sic].

Pour Hein de Haas, professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam et directeur de l’Institut des migrations, le rôle des travailleurs migrants saisonniers à l’heure de la fermeture des frontières souligne le fait que l’autarcie complète est devenue un fantasme.

There's a chronic demand for labour across Europe, and this shows it. You can have Brexit or no Brexit, you're still going to need those workers, and there are few remaining places in Europe other than Romania where you can get them. Over the past 30 years, we've been through a process of liberalisation of economies, there have been much more short-term labour contracts and flexibility to recruit migrant labourers, and that's in total opposition to the publicly stated desire to have less immigration; you can't have both. You cannot on the one hand liberalise the economy and give more leeway to labour movement and then say that you want less immigration. Politicians play this game about closing borders because there's political benefits, but at the same time it's clear.

Trade unions also have to accept that local workers aren't available for those jobs. It's also not true that if the wages and conditions were improved, local workers would do that work — look at its social status. Perhaps students will do it, but once they graduate they're not going to do this. Politicians can say that they want unemployed people to do that work, but the problem is that picking strawberries, asparagus isn't an easy job! It requires getting up very early and being very motivated, and actually requires some skills. You won't often find that among other workers. It has proven a complete illusion that you can do without this. We're talking about very specific sectors — agriculture is one, care work is another, restaurants and dishwashing, hotel industry is another. These sectors can only exist because of that labour coming in.

Il existe une demande chronique de main-d’œuvre partout en Europe, et cette situation le prouve. Brexit ou non, on continuera à avoir besoin de ces travailleurs, et il existe encore quelques endroits en Europe, en dehors de la Roumanie, où on pourra les trouver. Au cours des 30 dernières années, nous avons traversé un processus de libéralisation des économies, les contrats de travail courts se sont multipliés et la flexibilité s’est accrue dans le recrutement des travailleurs migrants. Cette situation est diamétralement opposée au désir de réduire l’immigration tel qu’il est exprimé publiquement ; les deux tendances ne peuvent pas coexister. Vous ne pouvez pas d’un côté libéraliser l’économie et donner plus de latitude aux flux de travailleurs tout en disant que vous voulez réduire l’immigration. Des hommes politiques jouent ce jeu de la fermeture des frontières, car il présente des avantages politiques, mais leurs objectifs sont très clairs.

Les syndicats doivent également accepter l’idée que les travailleurs locaux ne sont pas disponibles pour ces emplois. Il n’est pas non plus vrai qu’ils les occuperaient si les salaires et les conditions de travail s’amélioraient. Voyez le statut social que ces emplois confèrent. Peut-être que des étudiants voudront y aller, mais ils arrêteront dès qu’ils auront leur diplôme. Les politiques peuvent dire qu’ils veulent que les chômeurs prennent ces emplois, mais le problème, c’est que le ramassage des fraises et des asperges n’est pas un boulot facile. Il exige de se lever très tôt le matin, d’être motivé, et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, d’avoir certaines aptitudes. Vous ne trouverez pas facilement ces qualités chez d’autres travailleurs. C’est prouvé : c’est une illusion totale de penser qu’on peut faire ce travail sans ces qualités. Nous parlons de secteurs très spécifiques : l’agriculture, c’est une chose, l’aide à la personne, c’en est une autre, la restauration et la plonge encore une autre, l’hôtellerie encore une autre. Ces secteurs ne tiennent que grâce à cette arrivée de main-d’œuvre.

Pour le philosophe roumain Vasile Ernu, la pandémie accélère la découverte de vérités dérangeantes sur la place de la Roumanie au sein de l’économie mondiale et sur la perte des espoirs placés dans le passage à l’économie de marché. Selon ses conclusions dans une tribune du mois d’avril [ro] pour le journal Libertatea, l’Europe de l’Est fournit le continent en travailleurs précaires :

Însă resursa umană cu care România a mai rămas nu mai este una super calificată, adică bine plătită, ci o resursă umană necalificată numită „forţă de muncă ieftină”. Aş spune chiar foarte ieftină şi prost plătită. Atât de ieftină, încît se vinde „sezonier”, „en-gros”, aproape ca buştenii. Dar dacă buştenii se reîntorc în ţară sub forma unor mărfuri prelucrate în fabrici şi cu un preţ mai mare, cetăţenii, « forţa de muncă ieftină », revin în ţară mai obosiţi, mai bolnavi, mai bătrâni, chiar dacă cu ceva bani adunaţi. Citeşte întreaga ştire: Noul proiect de ţară este neoiobăgia. Statul nu face diferența între bușteni și oameni… […] Avem stare de urgenţă, sau dispare la un telefon din Germania ? […] Ce garanţii au aceşti oameni, ce asigurări, ce condiţii sanitare etc. ? Ei pleacă pentru câteva luni, căci sunt “sezonieri”: cine le plăteşte carantina când se întorc? Statul german, angajatorii sau statul român? […] Care este proiectul nostru de ţară ?

Les ressources humaines qui restent à la Roumanie ne sont plus composées de travailleurs hautement qualifiés, ou plutôt bien payés, mais de personnes sans qualifications, connues sous le nom de « main-d’œuvre bon marché ». Bon marché… ou mal payée. Tellement bon marché qu’elle est vendue « à la saison » ou « en gros », presque comme des rondins de bois. Mais les rondins de bois retournent dans leur pays d’origine sous forme de biens transformés en usine, pour y être vendus plus cher. La « main-d’œuvre » bon marché, elle, rentre chez elle plus fatiguée, plus malade et plus âgée, même après avoir gagné un peu d’argent. Le nouveau projet de notre pays, c’est le néo-féodalisme. L’État ne fait pas de différence entre des rondins de bois et des êtres humains. Sommes-nous donc en état d’urgence, ou levons-nous celui-ci sur un simple appel téléphonique de l’Allemagne ? […] Quelles garanties ces gens ont-ils ? Quelles assurances, quels soins de santé ? Ils partent au bout de quelques mois, car ils sont « saisonniers ». Qui paie leur quarantaine quand ils rentrent, l’État allemand, l’État roumain ou leurs employeurs ? […] Quel est le projet de notre pays ?

Alors que les frontières sont fermées partout en Europe, certains des travailleurs les plus vulnérables du continent sont estampillés « critiques » et « essentiels » par Bruxelles et Berlin. Cet aveu est flatteur, mais il invite implicitement à une mise en regard avec leurs droits et leurs existences précaires, beaucoup moins dignes.

Si le monde post-pandémie retourne à « la normale », il incombera aux Européens de se demander à nouveau comment notre normalité a pu exister et aux dépens de qui… aux dépens de ceux qui triment, invisibles, pour mieux nourrir nos illusions de cette normalité éternelle.

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